Volonté et libre arbitre

11/11/20258 min read

Pourquoi nos actions contredisent-elles parfois nos intentions ?

Pourquoi remettons-nous à plus tard ce que nous savons devoir faire ? Pourquoi nos résolutions du Nouvel An s'effritent-elles après quelques semaines, malgré notre motivation initiale ? Cette lutte entre ce que nous voulons faire et ce que nous faisons réellement est une expérience humaine universelle. Elle révèle une tension au cœur de notre être, un conflit que nous attribuons souvent à un simple manque de « volonté ».

Pourtant, ce que nous tenons pour un concept simple est en réalité l'un des plus grands mystères de la philosophie et de la psychologie. Loin d'être une faculté unifiée et transparente, la volonté a été dépeinte tour à tour comme une illusion, une force divine, ou un champ de bataille pour des désirs inconscients. Nos actions qui contredisent nos intentions ne sont pas de simples échecs, mais des indices d'une complexité bien plus profonde.

Cet article explore plusieurs perspectives sur la volonté, tirées des plus grands penseurs. En plongeant dans leurs réflexions, nous découvrirons que le simple acte de « vouloir » est une énigme qui remet en question notre vision même de la liberté et de l'identité.

L’illusion du libre arbitre

Pour le philosophe Baruch Spinoza, l'idée que nous sommes les auteurs libres de nos décisions est une illusion fondamentale. Selon lui, les êtres humains se croient libres pour une seule raison : ils sont conscients de leurs actions, mais totalement ignorants des causes profondes qui les déterminent. Nous ressentons nos désirs et nos choix, mais nous ne percevons pas la chaîne complexe de causes et d'effets qui les a produits, une chaîne qui remonte bien au-delà de notre conscience.

Pour illustrer cette idée radicale, Spinoza utilise une analogie célèbre : celle de la pierre en mouvement. Imaginez une pierre lancée dans les airs. Si cette pierre avait la capacité de penser, elle croirait qu'elle se déplace par sa propre et libre volonté. Elle sentirait son propre effort pour continuer son mouvement et serait convaincue d'être la seule maîtresse de sa trajectoire. Cependant, elle ignorerait la force extérieure qui l'a propulsée et la gravité qui la ramène au sol. Pour Spinoza, nous sommes comme cette pierre : conscients de notre mouvement, mais aveugles aux forces qui nous gouvernent.

« Les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres et cette opinion consiste en cela seul qu’ils ont conscience de leurs actions et sont ignorants des causes où ils sont déterminés, ce qui constitue leur idée de liberté c’est qu’ils ne connaissent aucune cause de leurs actions. »

Cette perspective est profondément déstabilisante. Elle suggère que notre sentiment d'être aux commandes, de piloter notre vie par des choix conscients, pourrait n'être qu'une illusion née de notre ignorance. Nous ne serions pas les auteurs de nos vies, mais simplement les observateurs conscients d'un scénario déjà écrit par des causes qui nous échappent.

La liberté stoïcienne : accepter son destin pour être vraiment libre

À l'opposé de notre conception moderne de la liberté comme capacité à faire tout ce que l'on désire, les philosophes stoïciens comme Marc-Aurèle proposent une vision paradoxale. Pour eux, être véritablement libre ne signifie pas imposer sa volonté au monde, mais plutôt vouloir ce que l'univers, qu'ils nomment la « Nature universelle » ou le destin, a déjà prévu pour nous. La liberté n'est pas une lutte, mais un alignement.

Pour y parvenir, les stoïciens opèrent une distinction fondamentale : il y a ce qui dépend de nous, et ce qui n'en dépend pas. Ce qui ne dépend pas de nous, ce sont les événements extérieurs, les actions des autres, la santé de notre corps, notre réputation. Tenter de contrôler ces éléments est la source de toute souffrance et de toute servitude. En revanche, ce qui dépend entièrement de nous, ce sont nos jugements, nos réactions intérieures et nos choix moraux. C'est là que réside notre unique et véritable pouvoir.

Prenons l'exemple d'une insulte. Nous ne contrôlons pas les paroles blessantes d'une autre personne ; c'est un événement extérieur. Cependant, notre liberté réside entièrement dans notre choix de juger si ces paroles doivent nous affecter ou non. L'offense ne vient pas des mots eux-mêmes, mais du jugement que nous portons sur eux. En maîtrisant ce jugement, nous devenons invulnérables et donc parfaitement libres, quel que soit le chaos du monde extérieur.

« Une grande âme, celle qui s’abandonne au destin ; une âme mesquine, dégénérée, celle qui veut lutter contre lui. »

La puissance de cette idée est immense. Elle déplace le champ de bataille de la liberté du monde extérieur vers notre for intérieur. La vraie liberté ne serait pas une quête de pouvoir sur les circonstances, mais une maîtrise parfaite de notre monde intérieur, un art d'accepter avec sérénité ce que nous ne pouvons changer pour nous concentrer sur la seule chose que nous contrôlons vraiment : nous-mêmes.

La volonté infinie de Descartes : une puissance divine dans un esprit humain

René Descartes nous présente un paradoxe fascinant sur la nature de l'esprit humain. Il constate que notre entendement, c'est-à-dire notre capacité à comprendre et à connaître les choses, est clairement limité et fini. Nous ne pouvons pas tout savoir, et nous commettons souvent des erreurs. Pourtant, il identifie en nous une faculté qui, elle, est sans aucune limite : notre volonté.

Selon Descartes, notre volonté est infinie. C'est notre capacité sans borne à affirmer ou à nier, à poursuivre ou à fuir une chose. En cela, et en cela seulement, nous portons l'image et la ressemblance de Dieu. Alors que l'entendement de Dieu est infiniment plus grand que le nôtre, sa volonté, dans son essence de liberté absolue, n'est pas plus grande que la nôtre. Nous possédons une puissance de choix inconditionnée. Descartes distingue toutefois des degrés de liberté : le plus bas est la « liberté d'indifférence », où nous choisissons sans raison claire, et le plus haut est la « liberté éclairée », où notre volonté suit la raison parce qu'elle perçoit clairement le bien et le vrai.

Mais l'idée la plus surprenante et la preuve ultime de cette liberté infinie est notre capacité à l'acrasie : le fait de voir le meilleur choix mais de suivre délibérément le pire. Cette capacité à agir contre la raison démontre que notre volonté n'est contrainte par rien, pas même par la clarté de notre propre entendement. C'est l'affirmation la plus radicale de notre liberté : nous sommes si libres que nous pouvons même choisir de nous tromper.

« Il n’y a que la seule volonté que j’expérimente en moi être si grande […] : en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu. »

La « contre-volonté » de Freud : ce saboteur qui vit en nous

Avec Sigmund Freud, nous entrons dans le monde de l'inconscient, où notre volonté consciente n'est plus la seule maîtresse à bord. Freud a identifié une force qu'il a baptisée « contre-volonté » (Gegenwille), une force inconsciente qui agit systématiquement à l'encontre de nos intentions déclarées. C'est ce saboteur intérieur qui explique pourquoi nous agissons parfois de manière si contraire à nos propres objectifs.

Cette contre-volonté se manifeste dans les petits ratés du quotidien, que Freud nomme les actes manqués. Oublier un projet important, prononcer un mot à la place d'un autre (lapsus), perdre un objet significatif... Pour Freud, ces événements ne sont jamais le fruit du hasard. Ils sont les manifestations significatives d'un conflit intérieur, où une intention refoulée ou un désir inavoué parvient à déjouer notre volonté consciente. Freud observe ce phénomène sur lui-même, expliquant que ses propres oublis de projets sont dus à « l'intervention d'une contre-volonté ».

Dans des cas plus cliniques comme l'hystérie, ce conflit devient encore plus visible. La volonté consciente du patient est paralysée par cette force adverse. Le malade veut accomplir un acte simple, mais son corps refuse, comme s'il obéissait à un ordre contraire. Cette lutte interne produit un sentiment d'étonnement et d'impuissance face à son propre vouloir.

« La représentation de contraste s’établit pour ainsi dire comme “contrevolonté” (Gegenwille), tandis que le malade est conscient avec étonnement d’un vouloir décider mais impuissant. »

L'idée de Freud révèle que nous sommes souvent des étrangers à nous-mêmes. Une partie de notre esprit, mue par des désirs et des conflits dont nous n'avons pas conscience, peut activement saboter les plans de notre moi conscient. Notre volonté n'est pas unifiée, mais le résultat d'une lutte entre des forces que nous ne contrôlons pas.

L'« ennemi intime » : pourquoi le succès peut-il rendre triste ?

Avez-vous déjà atteint un objectif longuement désiré, pour ensuite ressentir non pas de la joie, mais une forme de tristesse, de spleen ou de vide ? Ce phénomène psychologique paradoxal a été exploré par la psychanalyste Juliette Favez-Boutonier, qui a mis en lumière l'existence d'une « volonté secrète » ou d'un « ennemi intime » en chacun de nous.

Selon elle, cette force intérieure s'oppose à l'épanouissement de la personne, créant une contradiction profonde entre ce que nous croyons vouloir et ce qu’une autre partie de nous désire réellement. Nous sommes partagés entre deux vouloirs opposés, même si nous ne nous rendons pas compte de ce conflit.

La mélancolie qui suit un succès en est la preuve la plus frappante. Au moment même où notre volonté consciente devrait triompher et nous apporter le contentement, cette tristesse inattendue surgit. Elle révèle que cet « ennemi intime » s'oppose à notre satisfaction. C'est le signe que nos buts conscients ne sont pas toujours alignés avec nos aspirations profondes et inconscientes. Peut-être que le succès lui-même est perçu comme une menace par cette partie cachée de nous, ou qu'il nous confronte à un vide que la quête de l'objectif permettait de masquer.

« [Cette tristesse] montre bien qu’un “ennemi intime” s’oppose à ce que la personne s’épanouisse pleinement. »

Cette idée nous invite à une forme d'écoute intérieure. Nos malaises, nos contradictions et nos tristesses paradoxales ne sont pas de simples dysfonctionnements. Ils peuvent être des messages de cette partie cachée de notre volonté, nous informant sur nos véritables désirs et nos conflits non résolus.

Repenser la volonté

De l'illusion complète chez Spinoza à la puissance divine chez Descartes, en passant par le champ de bataille intérieur décrit par Freud et Favez-Boutonier, notre parcours révèle que la notion de « volonté » est bien plus complexe et fuyante qu'il n'y paraît. Le simple « je veux » qui semble émaner du centre de notre être est en réalité le produit de forces multiples, souvent contradictoires et largement inconscientes.

Ces différentes perspectives nous obligent à repenser ce que signifie être libre et agir. Si nos choix sont déterminés par des causes que nous ignorons, si la vraie liberté réside dans l'acceptation plutôt que dans l'action, et si un saboteur intérieur déjoue nos plans, alors la maîtrise de soi devient un projet bien plus subtil que la simple application d'une volonté brute. Il s'agit moins d'imposer sa volonté que de la comprendre, de la négocier et de l'aligner avec les différentes facettes de notre être.

SOURCES :

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