Travail et servitude volontaire : pourquoi acceptons-nous l’inacceptable ?

11/12/20257 min read

Le paradoxe du consentement

Ce sentiment diffus, mais tenace, d'être contraint de faire au travail des choses qui heurtent nos valeurs. Cette question lancinante face à nos collègues, et à nous-mêmes : pourquoi acceptons-nous cela ? Ce malaise est devenu une expérience commune dans le monde professionnel contemporain. Pourtant, pour le comprendre, il faut parfois se tourner vers le passé. Il y a près de cinq siècles, le philosophe français Étienne de La Boétie, a formulé une idée à la fois contre-intuitive et lumineuse pour décrire ce phénomène : la « servitude volontaire » dans son célèbre Discours de la servitude volontaire écrit vers 1548.

Cet article reprend les recherches récentes en psychodynamique du travail lors du 12e Colloque international de Psychodynamique et de Psychopathologie du Travail, pour éclairer ce paradoxe. Nous verrons que notre obéissance est le résultat paradoxal des défenses que nous érigeons pour nous protéger de la souffrance — des défenses qui, insidieusement, deviennent les barreaux de notre propre cage.

La souffrance éthique a changé de visage : il ne s'agit plus de ce que nous ne faisons pas, mais de ce que nous sommes contraints de faire.

Le concept de « souffrance éthique », tel que développé par le Psychiatre Christophe Dejours, a connu une évolution révélatrice en l'espace de vingt ans. Il met en lumière une mutation profonde de la nature de nos dilemmes moraux au travail.

En 1998, la souffrance éthique était principalement identifiée comme la douleur de se découvrir lâche. C'était la souffrance de celui qui, témoin de l'injustice faite à un collègue — harcèlement, maltraitance — choisissait de ne pas intervenir. La douleur naissait de l'inaction, du sentiment de ne pas porter secours à une victime.

Vingt ans plus tard, en 2018, une nouvelle forme, plus insidieuse, est devenue prédominante. La souffrance éthique est désormais celle de devoir faire des choses qui trahissent nos propres valeurs professionnelles. C'est l'infirmière contrainte de négliger un patient par manque de temps, l'ingénieur poussé à valider un produit non fini, l'enseignant obligé de « bâcler son travail » au détriment de l’élève, du client, du malade, ou du justiciable. La souffrance naît de l'action contrainte, de la trahison de l'éthique du métier au nom d'impératifs de performance. Cette nouvelle forme est particulièrement répandue dans les organisations modernes obsédées par la « gouvernance par les nombres », où la pression quantitative dégrade inévitablement la qualité du travail et force les professionnels à agir contre leur conscience.

Le piège de la « mission » : quand une noble idée nous empêche de voir la réalité du travail.

Comment des professionnels hautement qualifiés peuvent-ils accepter la dégradation de leurs conditions de travail jusqu'à l'épuisement ? L'exemple des magistrats français est éclairant. Dans la tradition de la justice française, juger n'est pas considéré comme un « travail », mais comme une « mission ». Ce terme n'est pas anodin : il évoque la vocation, voire l'apostolat, une action noble définie exclusivement par son but élevé, sans considération pour les moyens et les conditions nécessaires pour l'atteindre.

Cette occultation du mot « travail » fonctionne comme un puissant écran cognitif. Elle empêche de faire le lien entre la casse du travail vivant induite par les politiques gestionnaires et la dégradation de la santé mentale des professionnels. En refusant de nommer le travail, on rend invisible la relation de cause à effet entre les politiques systémiques (le « tournant gestionnaire ») et leurs conséquences humaines. La souffrance n'est plus la conséquence d'une organisation délétère, mais une défaillance personnelle face à la grandeur de la mission. Cette idéologie est parfois mobilisée par la hiérarchie pour justifier l'insoutenable : « On n’est pas là pour se faire plaisir, on a une mission. »

La « Tribune des 3 000 » magistrats, publiée en 2021 suite au suicide d'une jeune collègue, a marqué une rupture historique. Pour la première fois, le collectif brisait cette culture du silence en nommant explicitement le travail, la souffrance et la menace que cette situation faisait peser sur l'État de droit. Ils ne parlaient plus en missionnaires, mais en travailleurs.

L'idée la plus dérangeante : nous ne sommes pas que des victimes, mais les complices de notre propre domination.

Le paradigme classique de la pensée occidentale sur le pouvoir est simple : il s'exerce d'en haut, par des dominants, sur des victimes passives et innocentes situées en bas. C'est une vision qui rassure notre sens moral. Mais Étienne de La Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, a radicalement inversé cette perspective, comme l'analyse le philosophe Enrico Donaggio.

Pour La Boétie, le secret de la tyrannie ne se trouve pas chez le tyran, mais chez le peuple. Si l'on veut comprendre la domination, il ne faut pas regarder vers le haut, mais vers le bas. Et ce que l'on y voit n'est pas la passivité de victimes impuissantes, mais l'activité de « complices laborieux et frénétiques » de leur propre servitude. Ce sont les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt se font, asservir. Ils ne sont pas simplement soumis, ils consentent à leur mal, voire le pourchassent.

Cette idée nous retire le confort de l'innocence et nous place face à notre propre responsabilité. La solution proposée par La Boétie est d'une logique implacable, fondée non pas sur la confrontation, mais sur le retrait du consentement : « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres. Je ne veux pas que vous le heurtiez, ni que vous l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on dérobe la base, tomber de son propre poids et se briser. »

Appliquée au monde du travail, cette idée éclaire d'un jour nouveau les phénomènes décrits précédemment. L'idéologie de la « mission » des magistrats ou la contrainte à « bâcler son travail » ne sont pas de simples contraintes externes subies passivement. Elles deviennent des structures que nous soutenons activement par notre « complicité laborieuse ». C'est notre zèle, notre intelligence mise au service de ces organisations, qui constituent la base du colosse. Nous devenons les piliers des systèmes qui nous font souffrir.

Le mécanisme psychique profond qui nous fait « prendre la forme des circonstances ».

Pourquoi consentons-nous à des situations que notre morale réprouve ? La réponse se trouve peut-être dans les couches les plus archaïques de notre psyché. Les travaux des psychanalystes Silvia Amati-Sas et José Bleger sur la « défense par l'ambiguïté » offrent un éclairage saisissant sur notre capacité à nous adapter à n'importe quoi, y compris au pire.

Leur théorie peut être expliquée simplement. Pour que notre identité se structure et que nous puissions fonctionner, une partie très ancienne et indifférenciée de notre psyché (le « noyau ambigu ») a besoin de se « déposer » dans des cadres sociaux externes stables : la famille, les institutions, et bien sûr, le travail. Ces cadres agissent comme des contenants qui fixent cette part de nous-mêmes et nous donnent un sentiment de cohérence et de sécurité.

Le problème survient lorsque ces cadres sont brutalement déstabilisés ou deviennent toxiques. La perte de ce contenant externe menace de provoquer une « angoisse catastrophique », un sentiment de « désintégration psychique insupportable ». Pour éviter cet effondrement, notre psyché peut activer un mécanisme de défense extrême : prendre la forme des circonstances, quelles qu'elles soient, et perdre ainsi toute capacité à critiquer le contexte dans lequel elle se trouve.

Ce mécanisme explique comment nous pouvons nous familiariser avec des organisations de travail injustes ou maltraitantes. La répétition d'actes que nous réprouvions initialement finit par créer une nouvelle normalité, une routine à laquelle nous consentons, car l'alternative — la perte du cadre de travail — est inconsciemment perçue comme une menace existentielle pour notre intégrité psychique.

Les armures que nous construisons : le « Bruteo » et le cynisme viril.

Pour supporter l'insupportable au quotidien, les individus ne sont pas seuls. Ils construisent collectivement des « stratégies de défense », des sortes d'armures psychiques et comportementales. L'exemple des mineurs de cuivre chiliens est particulièrement frappant.

Dans cet environnement de travail extrêmement dangereux, où la peur et le sentiment de fragilité sont constants, les mineurs ont développé une idéologie défensive qu'ils nomment le « bruteo » (la brusquerie). Il s'agit d'adopter un comportement ostentatoire dont les traits sont la vigueur, l’entêtement, la transgression et l’animosité. En se montrant « brut », le mineur se protège de sa propre peur et anesthésie sa sensibilité à la souffrance, la sienne comme celle des autres.

Mais cette armure a un double tranchant. Si elle protège l'individu, elle se transforme en une culture collective de violence. Le « bruteo » devient la norme, et ceux qui ne s'y conforment pas — notamment les femmes ou les hommes jugés moins "durs" — sont marginalisés ou harcelés. La défense individuelle devient un instrument de maintien de l'ordre viril et de la domination.

Ce phénomène est loin d'être isolé. Christophe Dejours a décrit des stratégies similaires dans d'autres milieux professionnels sous le nom de « cynisme viril ». Ces défenses, bien qu'efficaces à court terme pour permettre de "tenir", ont un coût immense : elles anesthésient la capacité de penser l'injustice et contribuent à perpétuer les systèmes mêmes qui génèrent la souffrance qu'elles sont censées combattre.

Reprendre le pouvoir de penser

Loin d'être un simple acte de lâcheté, notre consentement à la servitude au travail est le produit paradoxal des mécanismes mêmes que nous érigeons pour nous protéger de la souffrance. Des défenses psychiques profondes pour éviter l'angoisse, des armures collectives pour supporter la peur, des idéologies pour masquer la réalité brutale du travail : voilà les matériaux de notre soumission.

Le piège est que ces protections, conçues pour nous aider à survivre, finissent par nous empêcher de penser. Elles anesthésient notre sens critique, nous font tolérer l'intolérable et nous rendent aveugles à notre propre rôle dans le maintien des systèmes de domination. En voulant nous protéger de la souffrance, nous devenons les complices silencieux de ce qui la cause.

La première étape de l'émancipation n'est peut-être pas la révolte bruyante, mais l'acte plus discret et plus difficile de la pensée lucide. Maintenant que nous voyons que les barreaux de la cage sont en partie de notre propre fait, que faut-il pour commencer à vraiment penser — et agir — par nous-mêmes ?

SOURCE :

La servitude volontaire – Tome I. (2025). Travailler, (54), https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-travailler-2025-2?lang=fr.