Se reconstruire autrement : le traumatisme psychique

10/21/20257 min read

Le traumatisme est souvent perçu comme une fracture, une blessure du passé qu’il faut à tout prix surmonter pour « revenir comme avant ». Mais que se passerait-il si cette vision était incomplète ? Si, au cœur même de la dévastation, se cachait un potentiel de reconstruction inattendu ? Cet article, qui s’inspire de mes analyses en traumatisme psychique explore une idée plus complexe et porteuse d’espoir.

Nous verrons que le traumatisme, et en particulier le traumatisme dit « développemental » qui survient durant les années formatrices de l'enfance, n'est pas qu'un événement à oublier. Il peut devenir le point de départ d'un voyage vers une identité plus consciente et authentique. Ce chemin, s’appuie sur le « processus d'individuation » : non pas un retour en arrière, mais la construction d'un soi plus entier. C’est cette boussole qui guidera notre exploration à travers cinq points sur la nature du trauma et de la guérison.

1 : Le trauma n'est pas "juste dans la tête", il déconnecte littéralement votre cerveau

Le psychiatre Louis Crocq décrit le traumatisme comme un « Phénomène d’effraction du psychisme et de débordement de ses défenses par les excitations violentes afférentes à la survenue d’un événement agressant ou menaçant pour la vie ou l’intégrité (physique ou psychique) d’un individu, qui y est exposé comme victime, témoin et acteur ». Imaginez une émotion si violente qu'elle submerge toutes vos défenses mentales, comme une vague qui défonce une digue. Ce n'est pas une simple pensée négative ; c'est un événement qui déborde la capacité du cerveau à le traiter, créant une véritable blessure neurobiologique, physique, identitaire et sociale.

Ce débordement provoque une déconnexion de l’amygdale avec le cortex préfrontal et l’hippocampe :

  1. L'amygdale (détecte la menace et concerne la mémoire affective) s'emballe. C’est elle qui déclenche l'alarme. L’événement traumatique fait effraction et le surplus d’émotion l’enferme dans la mémoire amygdalienne. Cette dernière est impliquée dans le déclenchement des réponses émotionnelles et la sécrétion des hormones de stress (catécholamines et cortisol) afin de préparer l’organisme à une conduite de survie en combattant, en fuyant, ou en restant figée.

  2. Le cortex préfrontal (tour de régulation de l’émotion) se met en veille. Il régule les émotions, analyse et prend les décisions. C’est un lieu où siègent le langage, le goût, l’odorat, le raisonnement, l’abstraction, l’inhibition d’une fonction, et où s’enregistrent les émotions et toute la gamme sensorielle à la base de la conscience de soi. Cette déconnexion rend difficile le contrôle des réponses émotionnelles, et empêche une bonne évaluation des informations en provenance de l’intérieur comme de l’extérieur du corps. Cela peut expliquer la perte de motivation, le sentiment de vide et l’apparition de symptômes dissociatifs comme la déréalisation, la dépersonnalisation, des flashbacks, l’amnésie, un fonctionnement en mode pilote automatique, et une fragmentation de l’identité.

  3. L'hippocampe (contextualise les souvenirs) se déconnecte de l’amygdale. Elle est une structure impliquée dans les apprentissages, le repérage spatio-temporel, la constitution du souvenir et de sa récupération. Cette déconnexion empêche l’intégration des mémoires émotionnelles et autobiographiques, et aboutit à une symptomatologie variée pouvant aller de l’apparition de reviviscences comme les flashbacks, les cauchemars, ou les idées fixes jusqu’à l’amnésie post-traumatique.

Comprendre cette base est essentiel. Le stress post-traumatique n'est pas une défaillance de caractère ou un manque de volonté, mais une blessure bien réelle. Maintenant que nous comprenons ce court-circuit neurologique, une question se pose : où va toute cette charge émotionnelle non traitée ? La réponse se trouve dans l'esprit, et dans le corps.

2 : Votre corps se souvient de tout, même quand votre esprit essaie d'oublier

Lorsque le cortex préfrontal se déconnecte, les émotions et les sensations brutes de l'événement traumatique ne peuvent être ni comprises, ni rangées. Elles restent alors « piégées » dans la mémoire implicite, gérée par l'amygdale, et s'impriment directement dans le corps.

Le cas clinique de Clotilde illustre parfaitement ce phénomène. Son traumatisme prend racine dans un deuil complexe et non résolu, à la suite d’une noyade de son grand-père dont elle a été témoin de sa mort lorsqu'elle avait 7 ans. À l'âge adulte, son corps raconte cette histoire non verbalisée :

  • Des symptômes somatiques : plusieurs opérations gynécologiques sans cause fonctionnelle identifiée, de l'eczéma, de la tachycardie.

  • Une maladresse motrice : elle se cogne souvent, comme si son corps n'était pas tout à fait le sien.

  • Des troubles alimentaires : des crises de boulimie depuis l'adolescence.

Ces manifestations ne sont pas aléatoires. Plus le traumatisme est précoce, plus le corps devient le principal moyen d'expression de la souffrance. On parle d'un « court-circuit dans le somatique » : le corps exprime ce que l'esprit n'est pas encore capable de mentaliser. Les symptômes physiques inexpliqués sont souvent le langage d'un corps qui tente désespérément de raconter une histoire que la conscience a dû réprimer pour survivre.

Si le corps devient une prison de la douleur passée, la situation peut sembler sans espoir. Pourtant, et c'est là le paradoxe, c'est de cette rupture même que peut naître le potentiel d'une identité plus profonde.

3 : Le paradoxe de la croissance : comment une blessure peut devenir une boussole

Ici réside le paradoxe. Le traumatisme perturbe violemment le « processus d'individuation », ce cheminement naturel qui nous permet de devenir un individu différencié, avec une identité cohérente. C'est une « activité de construction multidirectionnelle et incessante » qui se trouve soudainement figée ou fragmentée.

Pourtant, cette même perturbation peut devenir un levier pour ce processus. La recherche sur la « croissance post-traumatique » montre que la confrontation avec une détresse intense, si elle est accompagnée d'une réflexion active, peut mener à une transformation personnelle profonde. Les survivants peuvent développer un sens renouvelé de leurs priorités, une résilience accrue et un alignement plus profond avec des valeurs personnelles plus authentiques.

Cette idée change radicalement la perspective de la guérison. L'objectif n'est plus simplement de revenir à un état antérieur, mais potentiellement de construire une identité nouvelle, plus consciente et plus forte, forgée au cœur de l'épreuve. Mais cette construction ne se fait pas d'elle-même ; elle exige de passer d'un état de passivité à une activité de/sur soi.

4 : Guérir n'est pas une attente passive, mais une activité pour se réapproprier sa vie

Le philosophe Maine de Biran opposait deux dynamiques de l'existence qui éclairent parfaitement le chemin de la guérison :

  1. La « vitalité instinctive » : C'est l'état passif où l'on subit les réactions automatiques du corps et de l'esprit traumatisés. Les flashbacks, l'anxiété, l'hypervigilance sont des dynamiques subies, non contrôlées.

  2. La « vie active » : C'est un état conquis par l'effort, la volonté et la réflexion. C'est l’activité consciente pour structurer son être, et affirmer son « moi ».

Dans cette optique, la psychothérapie n'est pas un lieu où l'on attend passivement que les choses s'améliorent. Elle fournit des outils pour passer de la passivité à l'activité. Cela peut se traduire par des actions concrètes : se fixer des petits objectifs quotidiens, pratiquer l'exposition progressive aux stimuli anxiogènes, ou s'engager dans un « travail vivant », une activité médiatisée par un art ou autres qui permet un véritable « accroissement de soi ».

« Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est aussi se transformer soi-même. Avec à la clef, un accroissement de l’amour de soi ».

Cette approche restitue le pouvoir d'agir à la personne traumatisée. La guérison n'est plus un processus subi, mais une quête active pour se réapproprier sa propre existence. L'un des actes les plus puissants de cette quête consiste à réécrire sa propre histoire.

5 : Retrouver le fil de son histoire en réécrivant son propre récit

Comme nous l'avons vu, le traumatisme fragmente la mémoire et l'identité. Il laisse la personne avec une « existence fragmentée, sans histoire ». Clotilde, par exemple, répète en boucle le même récit de l'accident, de manière détachée, incapable de l'intégrer à son histoire de vie.

Le but de nombreuses psychothérapies est précisément de reconnecter les mémoires implicites (corporelles, émotionnelles) et explicites (narratives). Il s'agit de « faire ressortir le souvenir traumatique pour le ramener en cognitif », non pas pour le revivre sans fin, mais pour le symboliser.

La symbolisation est l'acte de transformer l'affect brut en une représentation. Par l'écriture, la parole ou l'art, on donne une forme aux émotions chaotiques. Cet acte permet de réinscrire l'événement dans le récit cohérent de sa vie, non plus comme une intrusion constante, mais comme un chapitre – douloureux, certes – qui a une place dans une histoire plus vaste. Reprendre la maîtrise de son propre récit est l'acte ultime de réappropriation de son identité après le chaos du trauma.

Conclusion : devenir autre, et non pas "revenir comme avant"

La guérison d'un traumatisme développemental n'est pas un retour en arrière. C'est une profonde reconstruction subjective. Les cinq points que nous avons explorées – comprendre la blessure cérébrale, écouter le corps, embrasser le paradoxe de la croissance, mener une activité constante et réécrire son récit – sont toutes des facettes d'un seul et même processus : l'individuation.

Ce concept agit comme une « boussole clinique », guidant non pas vers la personne que l'on était, mais vers une nouvelle version de soi, qui intègre la blessure sans s'y réduire.

L'enjeu final n'est donc pas tant de « revenir comme avant », mais de se questionner : qui puis-je devenir en intégrant cette rupture comme un point de bascule identitaire ?