L'injustice nous blesse plus que nous le pensons

11/6/20256 min read

Au-delà de la colère et de l'impuissance

Le sentiment d’injustice est une expérience universelle et viscérale. Qu’il s’agisse d’une humiliation publique, d’un licenciement abusif ou d’une inégalité systémique, nous connaissons tous cette morsure amère qui mêle colère, impuissance et tristesse. C’est une réaction humaine fondamentale, une boussole morale qui nous alerte quand l'équilibre du monde semble rompu.

Mais que nous apprend réellement cette expérience sur nous-mêmes, nos émotions et les mécanismes invisibles de notre société ? Au-delà de la révolte immédiate, l’injustice laisse des traces profondes, modifie notre perception des autres et peut même nous paralyser de manières insoupçonnées.

En plongeant au cœur de cette blessure, cet article propose d’entrevoir comment la transformer en une force de changement.

1. L'injustice n'est pas qu'une idée, c'est une blessure psychologique profonde.

Une agression invisible

Nous avons tendance à concevoir l'injustice comme un concept abstrait, une violation de principes moraux. Pourtant, les recherches la décrivent avant tout comme une expérience concrète et douloureuse. Selon le psychologue Manu Keirse, l'injustice doit être comprise comme une forme de « perte » et une « agression psychologique » qui déclenche un véritable processus de deuil. Les blessures ne sont pas physiques, mais elles n'en sont pas moins réelles.

Lorsqu'une personne est victime d'un acte injuste — qu'il s'agisse d'être accusé à tort d'une faute professionnelle grave, de perdre son enfant suite à une erreur médicale, ou d'être abusé sexuellement — ce n'est pas seulement un événement isolé qu'elle subit. Son sentiment de sécurité, sa confiance dans les autres et son estime de soi sont anéantis. Cette atteinte psychologique est si puissante qu'elle se manifeste souvent par des symptômes physiques : perte d'appétit, troubles du sommeil, angoisses. Le corps réagit à une agression que l'esprit peine à formuler.

« L’injustice porte atteinte à notre confiance en nous et anéantit notre amour propre. Ce sont des expériences traumatiques de violence psychique infligée volontairement ou involontairement par quelqu’un qui ne mesure pas les conséquences de ses actes. »

2. Notre propre souffrance peut nous rendre aveugles à celle des autres.

L'atrophie du sentiment d'injustice

La logique voudrait que la souffrance forge l'empathie. La science révèle un mécanisme plus sombre et plus troublant : elle peut, au contraire, fabriquer l'indifférence. Le psychodynamicien Christophe Dejours, analysé par le philosophe Emmanuel Renault, met en lumière ce paradoxe : dans certaines conditions, notre propre souffrance peut nous insensibiliser.

Ce phénomène, particulièrement visible dans le monde du travail, est décrit comme une « banalisation de l'injustice sociale ». Lorsque la souffrance est individualisée et que les salariés doivent l'« endurer » en silence par peur du licenciement ou par honte, ils développent des stratégies de défense. Pour survivre psychologiquement, pour « tenir bon », ils sont conduits à un véritable déni de la souffrance éprouvée. Cette neutralisation de leur propre sensibilité atrophie progressivement leur capacité à reconnaître l'injustice, non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs collègues.

En devenant tolérants à notre propre douleur, nous le devenons à celle des autres. Cette anesthésie émotionnelle affaiblit la solidarité et constitue un obstacle majeur aux actions collectives.

3. Le silence de notre entourage peut faire plus mal que l'injustice elle-même.

La douleur de l'indifférence

Après la blessure de l'injustice vient souvent une seconde lame, plus insidieuse : l'abandon par ceux dont on attendait du soutien. Selon Manu Keirse, l'isolement est une blessure dans la blessure. Se sentir évité par ses collègues, ignoré par ses amis ou incompris par ses proches plonge la victime dans une solitude qui aggrave le traumatisme.

Ce phénomène est parfois appelé la « victimisation secondaire ». L'indifférence ou le silence de l'entourage inflige une seconde agression, souvent plus profonde que la première. Cette invalidation par les proches est une trahison silencieuse, une blessure qui surpasse souvent l'offense originelle. Martin Luther King a donné à cette douleur sa formulation la plus immortelle :

« À la fin, nous nous souviendrons non pas des mots de nos ennemis, mais des silences de nos amis. »

4. Notre réaction à l'injustice dépend de notre sentiment de puissance.

L'émotion comme boussole du pouvoir

Face à une situation injuste, nos réactions peuvent varier de la tristesse profonde à la colère explosive. Loin d'être aléatoires, ces émotions sont de puissants indicateurs de notre état psychologique. Les recherches de la psychologue sociale Lila Spadoni-Lemes montrent que l'injustice est une expérience bien plus chargée affectivement que la justice.

L'émotion que nous ressentons révèle notre perception de notre propre pouvoir. Si nous réagissons par la tristesse ou l'irritation, c'est souvent le signe que nous nous sentons impuissants. Ces émotions sont liées à une faible « possibilité perçue d'action » : nous subissons l'injustice sans entrevoir de moyen d'y remédier. C'est l'expression même de l'« endurance » silencieuse décrite par Christophe Dejours.

À l'inverse, la colère est une émotion de puissance. Elle émerge lorsque nous percevons qu'une action est possible et que nous avons la force de nous y opposer. Comprendre cette dynamique est essentiel : analyser nos émotions nous permet de décoder notre sentiment de puissance ou d'impuissance, et d'identifier ce qui nous bloque ou, au contraire, ce qui peut nous mobiliser.

5. L'injustice peut parfois être confondu avec la normalité.

Quand l'injustice devient un héritage

Comment lutter contre une injustice si l'on ne la perçoit même plus comme telle ? C'est le défi posé par les injustices systémiques, celles qui sont si profondément ancrées dans l'histoire d'une société qu'elles finissent par être considérées comme une fatalité, une partie de l'ordre « normal » des choses.

Une étude menée par la psychologue sociale Juana Juárez-Romero auprès d'étudiants mexicains illustre ce mécanisme de normalisation. Face à la question de l'origine de l'injustice dans leur pays, une réponse domine : elle a « toujours existé » et ne « prendra jamais fin ». Cette perception n'est pas un simple pessimisme ; elle est le fruit d'une « mémoire sociale », un héritage historique transmis à travers les générations et façonné par des événements fondateurs comme la conquête. L'injustice n'est plus vue comme une condition sociale, mais comme une loi de la nature.

Cette fatalité perçue engendre un faible niveau d'engagement collectif, car le problème semble insoluble. Ce mécanisme de normalisation est l'un des plus grands obstacles à la justice sociale, car il empêche de voir l'injustice pour ce qu'elle est : non pas une fatalité inscrite dans le temps, mais une architecture sociale que la volonté humaine peut défaire.

Transformer la blessure en action

L'injustice est bien plus qu'une simple contrariété. C'est une expérience dont la science et la philosophie révèlent la mécanique insidieuse. C'est une blessure psychologique (1) qui, paradoxalement, peut nous isoler en atrophiant notre empathie (2). Cet isolement est rendu insupportable par l' indifférence de notre entourage (3), nous plongeant dans une impuissance qui s'exprime par la tristesse (4), un état si omniprésent qu'il peut finir par être confondu avec la normalité elle-même (5).

Comprendre ces mécanismes n'est pas une simple curiosité intellectuelle ; c'est le premier pas pour reprendre le contrôle. En reconnaissant la nature de notre blessure, en identifiant les murs de silence et en décodant nos propres émotions, nous pouvons commencer à déconstruire le sentiment de fatalité. Sachant cela, comment pouvons-nous réapprendre à nommer nos souffrances, à briser le silence qui nous entoure, et à transformer notre sentiment d'impuissance en une force collective pour un monde plus juste ?

SOURCES :

Renault, E. (2019). Souffrance et injustice. Travailler, 42(2), 33-41. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/trav.042.0033.

Keirse, M. (2022). 25. L’injustice. Faire son deuil, vivre un chagrin : Un guide pour les proches et les professionnels (p. 255-267). De Boeck Supérieur. https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/faire-son-deuil-vivre-un-chagrin--9782807328587-page-255?lang=fr.

Spadoni-Lemes, L.-M., Vieira de Abreu, W. et De Souza Castro, G. (2014). La colère, l'impuissance et l'injustice : structure affective des thêmata. Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, Numéro 103(3), 455-467. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/cips.103.0455.

Juárez Romero, J. et Ramirez, O.-O. (2014). L'injustice comme expression de la pensée sociale au Mexique. Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, Numéro 103(3), 497-516. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/cips.103.0497.

Guienne, V. (2006). L’injustice sociale : L’action publique en questions. érès. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/eres.guien.2006.01.

Cottereau, A. (2017). Plaisir et souffrance, justice et injustice sur les lieux de travail, dans une perspective socio-historique. Travailler, 37(1), 47-82. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/trav.037.0047.

Fabius, L. (2024). Simone Weil, la révolte face à l’injustice du monde. Sciences Humaines, 373(10), 69-75. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/sh.373.0069.