L'identité narrative : fondements théoriques et enjeux cliniques
Introduction
L'identité personnelle est un concept à la fois central et d'une grande complexité en psychologie clinique. Comment un individu parvient-il à maintenir un sentiment de soi cohérent et continu malgré les changements et les ruptures qui jalonnent son existence ? Pour répondre à cette question vertigineuse, le cadre théorique de l'identité narrative, notamment à travers les travaux fondateurs du philosophe Paul Ricœur, offre un éclairage intéressant. Il postule que le soi ne se réduit pas à une essence figée, mais se construit et se réinvente sans cesse à travers le récit que nous nous racontons sur nous-mêmes. Cet article se propose de synthétiser les fondements théoriques de l'identité narrative, d'analyser ses dérèglements à travers l'étude de diverses psychopathologies, telles que les troubles narcissiques ou la dysphorie de genre, et d'explorer ses implications concrètes pour la pratique clinique, notamment dans l'accompagnement des patients atteints de maladies neurodégénératives comme la maladie d'Alzheimer.
1. Fondements théoriques de l'identité narrative
1.1. La dualité de l'identité personnelle : mêmeté et ipséité
Pour saisir la richesse du concept d'identité narrative, il est essentiel de comprendre la distinction fondamentale établie par Paul Ricœur. L'identité personnelle n'est pas une entité unidimensionnelle ; elle oscille entre deux pôles dialectiques qui structurent notre sentiment de permanence à travers le temps. Cette section analysera ces deux aspects de l'identité : la permanence du caractère, que Ricœur nomme la mêmeté, et la constance du soi, l'ipséité.
L'identité-mêmeté (idem en latin) renvoie à la permanence dans le temps sur le modèle de l'identique. Elle assure la cohérence du sujet par une forme de substrat qui demeure, malgré les altérations. C'est la reconnaissance d'un caractère ou de caractéristiques physiques qui vieillissent mais permettent de dire : "c'est toujours la même personne". Un menhir, explique Ricœur, reste une pierre dressée à travers les siècles ; de même, notre mêmeté nous ancre dans une continuité objective et reconnaissable par autrui.
L'identité-ipséité (ipse en latin, le "soi-même") désigne une autre forme de permanence, qui n'est plus celle de l'identique mais celle de la fidélité à soi-même. L'exemple paradigmatique en est la promesse : maintenir sa parole engage une constance qui n'est pas fixité, mais maintien volontaire de soi dans la durée. L'ipséité admet et intègre le mouvement, le changement, et se manifeste dans notre capacité à nous engager et à être reconnus comme des sujets responsables de nos actes.
En conclusion, ces deux concepts ne s'opposent pas, mais se complètent et dialoguent. La mêmeté fournit la toile de fond stable, tandis que l'ipséité incarne la dynamique de notre existence. C'est sur cette tension fondamentale que le récit de soi peut s'édifier pour donner un sens à notre parcours de vie.
1.2. La narration comme synthèse : la constitution du soi
Comment le récit personnel parvient-il à agir comme un pont dialectique entre la stabilité de la mêmeté et la dynamique de l'ipséité ? C'est par la mise en intrigue de sa propre vie que l'individu se constitue en tant que sujet. Cette section explore le processus par lequel la narration devient le creuset de l'identité.
Selon Ricœur, l'identité narrative est l'histoire que l'on se raconte sur soi-même, une narration sans cesse renouvelée qui intègre les changements tout en maintenant une cohérence subjective. Ce n'est pas une vérité objective, mais une construction qui permet de relier le passé, le présent et le futur en un tout signifiant. Le "je" se transforme à travers ses propres récits, mais aussi à travers ceux transmis par la culture et la littérature, qui viennent s'y greffer.
Un exemple prototypique de cette construction narrative se trouve dans le concept freudien du « roman familial des névrosés ». Dans cette activité fantasmatique, l'enfant s'invente des parents plus nobles pour remanier son organisation narcissique et se forger une nouvelle identité. Il s'agit bien de la construction d'un récit intérieur fondateur.
Cette narration personnelle permet d'harmoniser les différents registres de l'identité. La sociologue Nathalie Heinich décrit trois « moments » constitutifs :
L'autoperception (le regard que le sujet porte sur lui-même).
La présentation à autrui (l'image qu'il cherche à faire reconnaître).
La désignation par le groupe (ce que le social lui renvoie de son identité).
Lorsqu'une narration personnelle cohérente parvient à articuler ces trois dimensions, l'identité devient « silencieuse », c'est-à-dire non problématique. C'est à travers ce processus narratif que l'expérience temporelle devient véritablement humaine, car, comme le formule Ricœur, « le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur le mode narratif, et le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle ».
1.3. Le substrat cognitif du récit de soi
Si les fondements de l'identité narrative sont philosophiques, sa mise en œuvre repose sur des mécanismes neurologiques et cognitifs fondamentaux. La capacité humaine universelle à se raconter n'est pas une simple abstraction ; elle est ancrée dans le fonctionnement de notre esprit, et plus particulièrement dans celui de notre mémoire.
En s'appuyant sur les sciences cognitives, le philosophe Jean-Marie Schaeffer définit la protonarration comme la compétence cognitive universelle qui nous permet de structurer nos expériences de manière séquentielle. Cette faculté d'organiser les événements selon un "avant" et un "après", reliés par des liens de causalité ou de succession, est une base anthropologique essentielle, présente en chacun de nous dès le plus jeune âge.
Cette compétence s'appuie sur une ressource cruciale : la mémoire épisodique. Définie comme la capacité à se remémorer des expériences vécues en retenant leur contexte (date, lieu, émotions), elle est le moteur de notre histoire personnelle. Nos souvenirs épisodiques, explique Schaeffer, sont comme de "petites scènes" qui constituent la matière première de notre identité. Ils ne sont pas de simples faits, mais des fragments d'histoires que nous revivons, ce que certains chercheurs nomment un "voyage mental dans le temps".
Lorsque cette capacité narrative fondamentale est troublée, que ce soit par une lésion cérébrale ou un trouble psychique profond, c'est l'identité même du sujet qui vacille. La narration n'est donc pas un simple ornement de l'existence ; elle est la condition même de notre sentiment d'être un sujet unifié et continu.
2. Le récit fracturé : perspectives psychopathologiques
2.1. Les dysfonctionnements narratifs : les « dysnarrativités »
L'étude des troubles cognitifs et psychopathologiques révèle de manière saisissante le lien indissociable entre nos ressources narratives et notre identité personnelle. Lorsque la capacité à organiser son expérience sous forme de récit est altérée, la cohérence du soi s'effondre. Jean-Marie Schaeffer a identifié plusieurs formes de ces « dysnarrativités », qui illustrent ce qui se passe lorsque la narration se dérègle.
Narrativisation interrompue : Ce trouble se manifeste par l'incapacité à enregistrer de nouveaux souvenirs épisodiques, souvent à la suite d'une lésion de l'hippocampe et de l'amygdale. La mémoire à long terme antérieure à l'accident est préservée, mais tout ce qui survient après est immédiatement oublié. La conséquence est tragique : la personne vit figée dans le temps, son récit de vie ne pouvant plus s'enrichir, son identité ne pouvant plus se renouveler.
Dénarrativisation : Ici, le problème ne réside pas dans l'encodage des souvenirs, mais dans la structuration même du récit. Des lésions du néocortex peuvent empêcher un individu d'organiser ses expériences, de relier les causes aux effets, ou de se projeter dans l'avenir. Le "fleuve narratif" qui donne un sens à l'existence se disloque, menant dans les cas les plus graves à un véritable effondrement de la cohérence de la personnalité.
Surnarrativisation : À l'opposé, ce trouble se caractérise par une production excessive et contradictoire de récits. La personne raconte sans cesse des histoires, souvent différentes pour un même événement, sans percevoir les incohérences. La distinction fondamentale entre le récit factuel et la fiction est perdue.
Ces troubles révèlent une vérité essentielle, synthétisée par Schaeffer : « quand notre capacité à nous raconter nous-mêmes se trouble, c’est notre identité qui vacille ».
2.2. Narcissisme et retrait du récit : le cas clinique d'Abel
La souffrance narcissique peut être comprise comme une crise profonde de l'identité narrative. Le cas d'Abel, un adolescent de 17 ans suivi en milieu hospitalier, illustre de manière saisissante comment un sujet peut tenter de "mettre sous silence" son propre récit face à une conflictualité psychique insupportable.
La présentation clinique d'Abel est marquée par le retrait et l'immobilité. Il passe ses journées allongé, a rompu tous ses liens sociaux et affectifs, et décrit un « non-ressenti intérieur » radical. Il verbalise cet état par des phrases comme : « C’est comme s’il était mort » ou « J’étais déjà dans la logique de tout rompre ». Cette posture est analysée comme une défense narcissique massive, un « gel pulsionnel » visant à neutraliser toute excitation et à éviter l'investissement des autres pour se protéger d'une menace interne.
Cette défense se traduit directement au niveau narratif. Abel livre son histoire comme un « fil continu, dépourvu de lien et d’affect ». Son état de « mort » intérieure représente une rupture dans sa narration personnelle, un « arrêt en lui » qu'il ne parvient pas à élaborer et qui efface son histoire. Il ne peut plus se raconter, car se raconter impliquerait de se confronter à la souffrance et au conflit.
Ce cas clinique démontre que la pathologie du narcissisme est fondamentalement une pathologie du récit. Le sujet se désinvestit de sa propre histoire pour se protéger, laissant place à un vide narratif qui signe la profondeur de sa détresse.
2.3. Dysphorie de genre et le récit du « corps erroné »
L'identité de genre constitue une construction narrative centrale pour le sujet. La clinique contemporaine voit émerger, notamment à l'adolescence, des revendications identitaires où le récit d'une « identité de genre » en opposition avec le sexe anatomique devient le support d'un investissement narcissique majeur.
Ce phénomène se développe en venant pallier des angoisses de dépersonnalisation plus profondes. L'analyse psychopathologique révèle que ces revendications recouvrent des « difficultés narcissiques plus ou moins grandes, mais souvent majeures », articulées à une souffrance psychologique qu'il est impératif d'aborder. La narration est typiquement celle que « ces sujets disent avoir une âme de fille dans un corps de garçon ou inversement », demandant à changer de sexe pour se trouver enfin dans « le bon corps ». Cette conviction se fixe de manière particulièrement énergique à l'approche de l'adolescence, face à ce que l'on peut nommer une « angoisse de sexuation pubertaire ».
Face à cette souffrance, des « protocoles de transition » sont mis en place : d'abord une « transition sociale » (changement de prénom), puis des traitements médicaux (bloqueurs de puberté, hormones) et enfin des opérations chirurgicales (mastectomie, chirurgie génitale). D'un point de vue clinique, cette démarche interroge profondément. En effet, il ne s'agit pas de soins médicaux à une pathologie, mais « d'interventions médicochirurgicales sur un corps en pleine santé, lesquelles peuvent créer une pathologie iatrogène irréversible ». La clinique se trouve donc confrontée à une tâche complexe : écouter la souffrance authentique d'un sujet tout en interrogeant la nature d'une solution qui, en inscrivant le récit dans le réel du corps, risque d'occulter le conflit psychique sous-jacent.
3. Applications cliniques et horizons thérapeutiques
3.1. Restaurer la continuité : le cas de la maladie d'Alzheimer
L'impact des maladies neurodégénératives sur l'identité narrative est dévastateur. La maladie d'Alzheimer en est l'exemple le plus tragique, illustrant comment la fragmentation de la mémoire pulvérise la continuité du soi et comment une approche narrative peut, malgré tout, contribuer à maintenir le sentiment d'identité du patient.
Dans la maladie d'Alzheimer, c'est l'identité-ipséité qui est électivement atteinte. L'altération de la mémoire épisodique rompt la connexion entre les expériences vécues, fragmentant la continuité narrative. En revanche, l'identité-mêmeté – la reconnaissance de base de soi, de son nom, de son premier métier – reste souvent intacte plus longtemps. Il en résulte une confusion temporelle et autobiographique profonde. L'exemple de Marinette, 88 ans, qui attend sereinement ses parents décédés depuis des décennies, montre ce "collapsus du temps" où le passé fait irruption dans le présent.
Face à cette dissolution du récit personnel, les soignants et la famille jouent un rôle crucial. Ils deviennent les garants de l'identité narrative du patient. Par la parole, le rappel des souvenirs, l'évocation d'histoires de vie à l'aide de photographies, ils peuvent effectuer ce que l'on pourrait nommer une « transfusion de sens ».
C'est là qu'intervient le concept de médecine narrative. Il ne s'agit pas seulement de traiter une pathologie, mais d'adopter une démarche éthique visant à restaurer le sens et la continuité brisée de l'existence du patient. En écoutant son histoire, même confuse, et en la lui racontant à son tour, on l'aide à maintenir son ancrage dans le monde. Même lorsque la capacité à se raconter est perdue, le récit maintenu par autrui préserve l'humanité et l'historialité du sujet.
3.2. L'espace thérapeutique comme atelier narratif
La psychothérapie peut être conçue comme un lieu privilégié pour la reconstruction narrative, un atelier où les récits figés ou fracturés peuvent être remis en mouvement. Le suivi d'Abel illustre comment la relation transférentielle permet de travailler sur les ruptures du récit de soi.
L'espace de la séance avec Abel devient un lieu où se répète l'« arrêt en lui ». En acceptant d'être lui-même « mis sous silence » par le discours répétitif et désaffecté de son patient, le thérapeute contient les aspects les plus problématiques de son expérience. Il ne force pas l'interprétation, mais offre un cadre constant et immuable où les aspects les plus "fous" de la situation peuvent être déposés et immobilisés.
La stratégie du thérapeute consiste à contourner le blocage narratif en passant à un discours plus sensoriel. En lui demandant si son sommeil sans repos ressemble à « une mer sans fond », il cherche à « toucher » l'expérience non-narrée d'Abel et à réveiller des investissements endormis.
Le tournant thérapeutique est marqué par un acte symbolique fort : après plus d'un an, Abel retire son masque. Cet acte est interprété comme la réémergence d'un sujet ayant désormais « un visage pour parler ». L'immobilité est brisée, et la possibilité d'une narration partagée et porteuse de sens est rouverte. Le cadre thérapeutique, par sa constance, a permis au récit immobilisé de se remettre en mouvement, démontrant la formidable plasticité de l'identité narrative.
3.3. Au-delà du récit : accompagner les états pré-narratifs
L'approche narrative, si puissante soit-elle, doit être nuancée. Certains patients présentent des troubles si fondamentaux que la construction d'un récit n'est pas la première étape possible du soin. Le travail clinique doit parfois s'adresser à des angoisses d'existence primaires, à des états que l'on pourrait qualifier de pré-narratifs.
Le cas de Margaret Little, analysée par D.W. Winnicott, est à ce titre éclairant. Elle se vivait comme une « non-personne » morcelée. Pour elle, l'interprétation du conflit psychique lié à la sexualité infantile était « hors de propos », car elle n'était pas « assurée de sa propre existence ». Son angoisse n'était pas celle du conflit, mais celle de l'annihilation.
Pour penser ces états, Margaret Little a développé le concept d'unité de base (one body relationship). Il s'agit d'un état primaire d'indifférenciation totale, antérieur à la construction d'un psychisme différencié et donc d'une narration. Lorsque cette unité primordiale a fait défaut dans la petite enfance, le sujet reste en proie à des angoisses d'inexistence.
L'approche de Winnicott fut alors d'offrir un cadre suffisamment sécurisant pour permettre une régression profonde. C'est dans la relation à l'analyste, qui contient cette régression sans s'effondrer, que cette unité de base qui avait fait défaut a pu commencer à se constituer. Pour les pathologies les plus sévères, le travail clinique doit donc d'abord aider à fonder un sentiment d'être avant de pouvoir s'engager dans la co-construction d'un récit d'existence.
Conclusion
L'identité narrative, loin d'être une essence figée, se révèle être un processus dynamique et continu de construction de soi. La dialectique théorisée par Paul Ricœur entre la permanence de la mêmeté et la fidélité de l'ipséité, articulée par le récit que le sujet se fait de sa propre vie, offre un modèle pour la pratique clinique.
Comme nous l'avons vu, des pathologies aussi diverses que les troubles narcissiques, la dysphorie de genre ou les maladies neurodégénératives peuvent être comprises comme des altérations profondes de ce processus narratif. Le récit peut être mis sous silence, devenir le support d'une réinvention radicale, ou se fragmenter jusqu'à la dissolution.
Ces perspectives ouvrent sur une dimension profondément éthique du soin. L'écoute et la reconnaissance du récit du patient, même lorsqu'il est confus, fracturé ou silencieux, sont fondamentales. En devenant les garants de l'histoire de l'autre, en offrant un espace où un récit peut se réparer ou simplement se déposer, les cliniciens ne restaurent pas seulement une continuité de vie. Ils participent à la préservation de ce qui constitue le cœur de notre humanité : la dignité d'être un sujet de sa propre histoire.
SOURCES :
Entretien avec Schaeffer, J.-M., Propos recueillis par Serfaty, L. (2025). « Quand nous ne savons plus nous raconter, c’est notre identité qui vacille » Sciences Humaines, 378(4), 50-53. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/sh.378.0050.
Sédat, J. (2025). Les adolescents d’aujourd’hui et la difficulté de l’altérité : entre corps sans peau et identités multiples déchirées. Journal français de psychiatrie, 56(2), 72-79. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/jfp.056.0072.
Lefebvre des Noëttes, V. (2025). L’identité selon Paul Ricœur. Jusqu’à la mort accompagner la vie, 161(2), 65-75. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/jalmalv.161.0065.
Denis, P. (2025). Chapitre VIII. La question de l’identité. Le Narcissisme (p. 112-118). Presses Universitaires de France. https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/le-narcissisme--9782715431188-page-112?lang=fr.
Boiton, M. (2025). Silencieusement immobile. Adolescence, T.43 N° 1(1), 49-59. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/ado.115.0049.
