L'estime de soi : fondements, implications et approches thérapeutiques

11/3/202510 min read

Introduction

L'estime de soi est une composante essentielle de la personnalité. Elle désigne la manière dont une personne se perçoit, s'attribue une certaine valeur et ce qu'elle ressent à propos d'elle-même. C'est le jugement global et l'affection que nous nous portons. Elle se distingue de concepts connexes tels que le concept de soi (descriptif et cognitif), l'image de soi (représentation intériorisée) et le sentiment d'efficacité personnelle (croyance en ses capacités pour une tâche future). La construction de l'estime de soi est un processus dynamique et multifactoriel, profondément influencé par des facteurs sociaux et personnels. Les approches fondatrices de James, Cooley et Mead soulignent le rôle crucial des interactions sociales, de la comparaison et du "soi miroir" (la perception de soi à travers le regard des autres). Le développement de l'estime de soi évolue avec l'âge et le genre, connaissant souvent un déclin à la préadolescence avant de se consolider. Les fondations de l'estime de soi se construisent dès la petite enfance, principalement à travers la qualité de l'attachement aux figures parentales, aux styles éducatifs et au soutien. Tout au long de la vie, l'estime de soi est continuellement mise à l'épreuve dans divers contextes, notamment scolaire et professionnel, où elle est confrontée au jugement d'autrui, à la compétition et aux échecs. Une faible estime de soi est un facteur de vulnérabilité majeur, étroitement associé à de nombreux troubles psychopathologiques tels que la dépression, l'anxiété, les troubles de la personnalité, les addictions et les troubles du comportement alimentaire. Les approches thérapeutiques ont évolué, passant d'une simple revalorisation cognitive à des stratégies basées sur l'acceptation de soi, l'autocompassion et, plus récemment, sur un "oubli de soi", où le bien-être émerge non pas d'une focalisation sur sa propre valeur, mais d'un décentrage de l'ego pour s'ouvrir aux autres et au monde.

1. Perspective historique

Le regard porté sur l'évaluation de soi a radicalement changé au fil des siècles.

  • Antiquité : Platon voyait dans le Thumos (l'âme ardente) une impulsion à se distinguer, un moteur lié à l'estime. Aristote distinguait un amour de soi "vulgaire" et un "vrai" amour de soi lié à la quête de vertu.

  • Moyen-Âge et Christianisme : L'amour de soi est assimilé à l'orgueil, l'un des sept péchés capitaux. L'humilité est prônée comme vertu suprême.

  • Philosophie moderne (17e-18e s.) : La notion d'amour-propre est développée. Pour des penseurs comme Rousseau, il est corrompu par la dépendance au regard d'autrui et la comparaison sociale. Descartes, lui, ancre la juste estime dans la capacité universelle de penser.

  • Psychologie moderne (fin 19e s. - 20e s.) :

    • William James (1890) voit l'estime de soi comme un ratio entre succès et prétentions.

    • Abraham Maslow (1962) la place parmi les besoins fondamentaux de sa pyramide.

    • Morris Rosenberg (1965) crée la première échelle de mesure, propulsant le concept dans la recherche empirique.

    • Albert Bandura (années 1970) développe le concept de "sentiment d'efficacité personnelle".

2. Les trois piliers de l'estime de soi

Selon le psychiatre Christophe André, l'estime de soi repose sur trois piliers interdépendants qui forment son architecture.

  • L’amour de soi : C'est la conviction profonde que l'on est digne d'amour et de respect, de manière inconditionnelle, indépendamment de ses succès ou de ses échecs.

  • La vision de soi : Il s'agit de l'évaluation personnelle de ses propres qualités et défauts, un regard qui se fonde sur les croyances que l'on a sur soi-même plus que sur une réalité objective.

  • La confiance en soi : C'est la croyance en sa propre capacité à agir de manière adéquate et efficace dans les situations importantes que l'on rencontre.

Ces trois piliers sont en interaction constante : se respecter inconditionnellement (amour de soi) facilite la croyance en ses capacités (vision et confiance en soi) et, en conséquence, en sa capacité à agir sans craindre l’échec ou le jugement d’autrui.

3. Stabilité et fluctuation : deux niveaux d'estime de soi

L'estime de soi n'est pas un bloc monolithique. Les psychologues distinguent deux niveaux qui coexistent :

  • Estime de soi globale : C'est l'affection générale et relativement constante que l'on se porte. Une fois établie à l'âge adulte, elle tend à être stable dans le temps.

  • Estime de soi réactionnelle (ou contingente) : Cette forme est plus volatile et fluctue en fonction des événements de la vie, qu'ils soient positifs (une réussite, une promotion) ou négatifs (une rupture, une perte d'emploi).

4. Les racines dans l'enfance

L'estime de soi puise ses racines dans les premières années de la vie. Le style d'attachement développé avec les proches est déterminant.

  • Un attachement sécure, où l'enfant sent que quelqu'un sera là pour l'aider en cas de besoin, construit un sentiment de sécurité interne fondamental.

  • À l'inverse, un attachement insécure nourrit la conviction que personne ne viendra l'aider, ce qui affecte durablement la perception de sa propre valeur.

  • Un attachement ambivalent, où la figure d'attachement répond de manière imprévisible (parfois présente, parfois non), crée une insécurité profonde car l'enfant ne sait jamais s'il peut compter sur de l'aide.

Cette fondation de l'estime de soi n'est pas statique ; elle est constamment nourrie ou ébranlée par nos émotions. Parmi celles-ci, la fierté se distingue comme une puissante force d'évaluation, capable de renforcer notre valeur perçue, mais qui, mal dirigée, peut aussi la corrompre.

5. L'estime de soi dans différents contextes de vie

5.1. Le contexte scolaire

L'école est le "premier bain social" où l'estime de soi s'ajuste et se confronte aux autres.

  • Lieu d'évaluations constantes : L'école soumet l'enfant à des évaluations formelles (notes) et informelles (jugement des pairs et des enseignants) qui influencent directement ses représentations de soi.

  • Comparaison sociale et effet "gros poisson - petit bassin" : Les élèves comparent leurs habiletés à celles de leurs camarades. Un élève aux capacités moyennes dans une classe de haut niveau peut développer une faible estime de soi scolaire, alors qu'il se serait senti compétent dans une classe de niveau moins élevé.

  • Motivation et réussite : Une estime de soi positive favorise la motivation, l'effort et la persévérance. À l'inverse, une faible estime de soi est associée à l'anxiété de performance et au décrochage scolaire. L'échec scolaire peut entraîner des stratégies de protection comme le désengagement psychologique (l'élève cesse de valoriser la réussite scolaire pour protéger son estime).

5.2. Le monde professionnel

L'environnement professionnel met l'estime de soi à rude épreuve, car l'amour n'y est plus un "baume bienfaisant". Les compétences sont en première ligne.

  • Défis constants : Objectifs à atteindre, relations avec des collègues non choisis, incertitude de l'emploi. Pour les indépendants, il faut "se vendre et donc croire en soi".

  • Être soi-même comme remède : Catherine Testa, dans son ouvrage Oser être soi… même au travail, défend l'idée que l'authenticité est le meilleur moyen de renforcer son estime de soi. Elle propose plusieurs conseils :

    • Se reconnecter à ses rêves d'enfant : Interroger l'enfant que l'on était pour vérifier si son parcours professionnel est aligné avec ses aspirations profondes.

    • Interpréter positivement les critiques : Un manager vous qualifie de "bavard" ? C'est que vous êtes sociable. "Lent" ? C'est que vous êtes méticuleux.

    • Dissocier reconnaissance et salaire : Un faible salaire n'est souvent pas un jugement sur la personne mais le résultat de barèmes basés sur l'expérience, les diplômes ou le secteur.

    • Ne pas courir après le "toujours plus" : Refuser une promotion n'est pas un signe de faiblesse mais peut être une preuve de discernement sur ses réelles aspirations.

6. Quand le succès crée le doute

6.1. Le sentiment d'imposture

Identifié pour la première fois en 1978 par les psychologues Pauline Clance et Susanne Imes, le syndrome de l'imposteur est le sentiment de ne pas mériter sa place ou son succès. La personne qui en souffre a tendance à attribuer ses réussites à des facteurs externes, comme la chance, le hasard ou le fait d'avoir trompé son entourage, plutôt qu'à ses propres compétences ou à son travail.

6.2. Les réactions typiques et la prévalence

La peur d'être "démasqué" comme un "fraudeur" peut entraîner deux réactions paradoxales mais courantes :

  • Le surmenage : Certains individus travaillent de manière excessive, jusqu'à l'épuisement (burnout), pour prouver leur valeur et empêcher les autres de découvrir leur supposée incompétence.

  • La procrastination : D'autres, découragés et sous-estimant leurs capacités, finissent par éviter les tâches, ce qui renforce leur sentiment d'incompétence.

Selon les estimations des psychologues, cette expérience est très répandue et toucherait environ 70 % des personnes au moins une fois dans leur vie, notamment lors des périodes de transition (nouveau poste, obtention d'un diplôme, promotion).

6.3. Une expérience et non une maladie

Il est crucial de noter que la perspective psychologique moderne a évolué. Le syndrome de l'imposteur n'est pas considéré comme un trouble mental et ne figure pas dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), en psychiatrie. Les psychologues préfèrent aujourd'hui parler d'une "expérience" d'imposture plutôt que d'un "syndrome", un terme qui renvoie à une pathologie et peut laisser croire à un trouble permanent. Parler d'expérience permet de normaliser ce sentiment et de souligner son caractère souvent temporaire.

7. Troubles et pathologies associés à l'estime de soi

Une faible estime de soi est une vulnérabilité dans de nombreux troubles psychologiques. On peut la retrouver dans la/les :

  • Dépression : Caractérisée par un sentiment de dévalorisation, de nullité et de culpabilité excessive. Une faible estime de soi est un critère diagnostique majeur et un facteur de risque de récidive.

  • Troubles anxieux : La peur du jugement et le sentiment de ne pas être à la hauteur alimentent l'anxiété. La phobie sociale est particulièrement liée à une faible estime de soi et à la peur d'être humilié.

  • Troubles de la personnalité :

    • Personnalité borderline : Instabilité marquée de l'image de soi, sentiment chronique de vide, alternance entre idéalisation et dévalorisation.

    • Personnalité histrionique : Besoin excessif d'attirer l'attention pour se sentir valorisé, en lien avec un manque d'estime de soi sous-jacent.

    • Personnalité narcissique : Paradoxalement, un sentiment grandiose de sa propre importance cache souvent une estime de soi fragile, très dépendante de l'admiration des autres et hypersensible à la critique.

    • Personnalité évitante : Sentiment d'incompétence et d'infériorité menant à un évitement des situations sociales par peur du rejet.

    • Personnalité dépendante : Manque de confiance en soi, perception de soi comme faible et incapable, menant à un besoin excessif d'être pris en charge.

  • Addictions : La consommation de substances (alcool, drogues) peut être une tentative d'échapper à une image de soi négative ou à un sentiment de vide. Les effets désinhibiteurs de l'alcool, par exemple, permettent de fuir temporairement les idées noires, mais les excès renforcent à terme la honte et la piètre image de soi.

  • Troubles du comportement alimentaire (anorexie, boulimie) : Ils sont fortement associés à une mauvaise image corporelle et à une faible estime de soi. Le contrôle du poids devient une tentative désespérée de contrôler sa propre valeur.

  • Traumatismes : Les victimes de violences ou de harcèlement développent souvent un sentiment de honte et de culpabilité, leur estime de soi étant profondément affectée par le traitement dégradant subi.

8. Approches thérapeutiques

Les approches pour renforcer l'estime de soi ont évolué en trois grandes vagues successives :

La revalorisation de soi (années 1960-1980) : Inspirée des thérapies cognitives, cette première approche visait à identifier et combattre les pensées négatives sur soi pour les remplacer par des pensées plus positives et réalistes. Elle était complétée par des techniques d'affirmation de soi.

L'acceptation et l'autocompassion (années 1990-2000) : Face aux limites de la positivité forcée et au risque de narcissisme, une deuxième vague a émergé. L'accent est mis sur l'acceptation de ses imperfections et l'autobienveillance face à l'échec et à la souffrance. Il ne s'agit pas de complaisance, mais de se traiter soi-même avec la même bienveillance qu'on offrirait à un ami.

Le décentrage et l'oubli de soi (années 2010-2020) : L'approche la plus récente propose une forme de dépassement de la quête d'estime de soi. Elle part d'un constat philosophique : le "soi" n'est pas une entité figée que l'on doit évaluer, mais plutôt un point de vue, une perspective. L'objectif devient alors la "défusion" avec ses pensées, c'est-à-dire apprendre à les observer sans s'identifier à elles (ex: l'exercice des "feuilles sur la rivière"). L'estime de soi accomplie résiderait dans "l'oubli de soi" : les personnes ayant une bonne estime de soi sont celles qui, engagées dans l'action, ne sont plus parasitées par des questions sur leur image. Le but ultime n'est plus de s'estimer, mais d'être libéré du jugement pour s'accomplir en s'orientant vers ses valeurs et en se tournant vers les autres et le monde.

Aujourd’hui, l’accent est mis sur ses paroles, ses actions et son environnement pour construire un écosystème qui nourrit son estime et sa confiance. Le renforcement de l’estime de soi passe par la reconnaissance de ses qualités et aspirations, la validation de ses émotions, la culture d’un environnement d'authenticité, le détachement de la tyrannie de l’auto-évaluation…

Conclusion : vers une meilleure connaissance de soi

L'estime de soi est devenue une préoccupation centrale de nos vies. Pour beaucoup, c'est une quête permanente, parfois épuisante, pour construire et maintenir une bonne opinion de soi-même. En somme, l'estime de soi est une fondation psychologique complexe et dynamique, construite sur des piliers aussi essentiels tels que l'amour de soi, la vision de soi et la confiance en ses habiletés. Les émotions qui la nourrissent, comme la fierté, possèdent une double facette : une expression saine et authentique qui nous élève, et une version arrogante qui nous isole. Enfin, il est important de normaliser le sentiment d'imposture non comme un échec personnel, mais comme une expérience humaine fréquente, surtout dans les moments de défi.

SOURCES :

Famose, J.-P. et Bertsch, J. (2017). L'estime de soi : une controverse éducative. (2e éd.). Presses Universitaires de France. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/puf.berts.2017.01.

L'estime de soi D'où vient-elle ? Comment l'entretenir ? (2020). Sciences Humaines, (330), https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/magazine-sciences-humaines-2020-11?lang=fr.

La nouvelle estime de soi Les découvertes de la psychologie pour mieux s’accepter. (2024). Cerveau & Psycho, (163), https://stm-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/magazine-cerveau-et-psycho-2024-3?lang=fr.

Bardou, É. et Oubrayrie-Roussel, N. (2014). Chapitre 4. L’estime de soi : du normal au pathologique. L’estime de soi : Quelle valeur attribue-t-on à sa propre personne ? Comment se construit l'estime de soi ? (p. 213-283). In Press. https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/l-estime-de-soi--9782848352886-page-213?lang=fr.