Le phénomène d'emprise
Nous vivons avec le sentiment diffus d'être constamment sollicités, influencés, presque submergés. Nos écrans vibrent, notre travail colonise notre esprit bien après les heures de bureau, et nos habitudes de consommation semblent répondre à une logique qui nous échappe. Cette impression de perte de contrôle, cette sensation d'être le jouet de forces invisibles, est une facette d'un concept psychologique bien plus profond et souvent mal compris : l'emprise. Loin de ne concerner que les relations toxiques extrêmes, ses mécanismes imprègnent toutes les strates de notre vie moderne.
1. L'emprise n'est pas la force brute, c'est une soumission consentie
Contrairement à l'image d'une domination purement violente ou coercitive, l'emprise est un processus relationnel complexe où la victime devient une « complice consentante » sans même s'en rendre compte. Elle ne repose pas sur la contrainte physique, mais sur une torsion subtile du lien affectif qui rend la soumission inévitable, voire désirable.
Le piège de la séduction : le processus s'amorce presque toujours par une phase de séduction intense, une véritable « lune de miel » où la relation semble idéale. Cette phase, décrite par les spécialistes de l'addiction comme la rencontre euphorique initiale avec une substance, fonctionne de manière identique dans les relations d'emprise, créant un désir puissant de retrouver cet état d'idéalisation. Que ce soit dans un couple ou face à un discours, cette première étape crée une dépendance affective. Si, traditionnellement, cette approche succédait à une rencontre, l'ère numérique a changé la donne : les réseaux sociaux permettent désormais aux prédateurs de diffuser un discours tentateur pour attirer les plus vulnérables directement dans leurs filets.
L'amour conditionnel : une fois le lien établi, l'amour ou la reconnaissance deviennent des outils de contrôle. Le mécanisme est simple et redoutable, se résumant à une formule implacable : « Plus tu m’obéis, plus je t’aime (car j’ai un contrôle) ; moins tu m’obéis (donc moins tu me respectes), moins je t’aime, et plus je te rétrograde et te punis. » La victime, pour conserver l'affection ou la validation qu'elle recherche, se plie progressivement aux exigences de l'autre, renonçant peu à peu à sa propre volonté.
Le cycle de la confusion : la stratégie du « chaud et du froid » est au cœur de ce processus. Le tyran alterne des moments de flatterie et de récompense avec des critiques soudaines et des dévalorisations. Prise dans ce tourbillon émotionnel, la victime en vient à supporter les agressions car, comme l'ont analysé les psychologues, « il vient toujours ce moment où elle sera consolée et se sentira à nouveau considérée ». Un « dangereux équilibre » s'installe, où la souffrance devient le prix à payer pour des instants de répit, créant un lien d'autant plus difficile à rompre.
2. Le discours est l'arme la plus redoutable
Bien plus insidieuse et efficace que la violence physique, la manipulation verbale et psychologique est au cœur de toute relation d'emprise. Le langage n'est pas un simple outil de communication ; il devient une arme pour déformer la réalité, anesthésier la pensée critique et s'emparer de l'esprit de l'autre. Ces armes discursives ne se limitent pas à la sphère intime ; elles ont été perfectionnées et déployées à grande échelle dans le monde professionnel, où la rhétorique moderne de « l'autonomie » et de la « responsabilité » s'appuie sur les mêmes techniques de propagande — affirmation et répétition — pour atteindre ses objectifs.
Les techniques de propagande : le discours d'emprise emprunte ses mécanismes à la propagande, en les appliquant à l'échelle interpersonnelle. Trois piliers le soutiennent :
L'affirmation : elle est assénée avec une telle force de conviction qu'elle ne nécessite aucune preuve tangible. La puissance du ton rend toute tentative d'opposition ou de réfutation inopérante, installant une vérité qui ne souffre aucune contestation.
La répétition : c'est elle qui transforme une simple affirmation, même fausse, en une loi irréfutable. À force d'entendre la même chose, la victime finit par abandonner son opinion propre pour faire sienne celle qui lui est imposée.
La contagion : ce phénomène ne se limite pas aux foules ou aux sectes ; il se propage au niveau familial le plus intime. En s'adressant directement aux émotions (la peur, le doute, le désir de croire), une opinion manipulatrice peut se répandre d'un membre à l'autre.
Les stratégies de manipulation verbale : deux tactiques sont particulièrement destructrices :
L'injonction paradoxale (double contrainte) : elle place la victime dans une situation impossible, un conflit où elle est perdante quel que soit son choix.
Le détournement cognitif (gaslighting) : il s'agit d'une stratégie sournoise visant à faire douter la victime de ses propres perceptions, de sa mémoire et, à terme, de sa santé mentale. Le manipulateur nie la réalité des faits jusqu'à ce que sa cible ne sache plus à quoi se fier.
La stratégie DARVO : cet acronyme, pour Deny, Attack, and Reverse Victim and Offender, décrit une manœuvre de retournement typique. Confronté à ses actes, le tyran commence par Nier les faits. Puis, il Attaque celui qui le met en cause. Enfin, il Inverse les rôles de la victime et de l'agresseur, se posant lui-même en victime pour discréditer son accusateur et le rendre coupable à ses propres yeux et à ceux de l'entourage.
3. L'autonomie au travail est le nouveau visage du contrôle
Alors que nous pensions nous être libérés de la chaîne de montage, nous nous retrouvons en réalité plus étroitement enchaînés à la performance, non plus par nos corps, mais par nos propres esprits. Le monde de l'entreprise moderne, avec son discours de libération, de responsabilité et d'implication, a développé une forme d'emprise plus subtile, mais non moins puissante.
Le passage du corps à la psyché : le paradigme a changé. Le pouvoir ne cherche plus seulement à contrôler les corps des travailleurs, comme à l'époque du taylorisme, mais à « canaliser l’énergie psychique pour la transformer en force de travail ». L'entreprise ne veut plus seulement votre temps, elle veut votre adhésion, votre loyauté, votre âme.
L'autonomie contrôlée : c'est le grand paradoxe du management contemporain. L'employé se sent « son propre patron », libre d'organiser ses tâches. Mais il doit intérioriser les contraintes de l'entreprise au point de s'auto-contraindre. L'ancien conflit entre le capital et le travail devient un conflit interne, une lutte psychologique, un « clivage du Moi » où l'individu ne peut s'en prendre qu'à lui-même s'il échoue.
La domination impersonnelle : ce glissement vers le psychologique est ce qui rend possible une domination impersonnelle. Parce que le contrôle est intériorisé, la source du pouvoir peut devenir abstraite : les règles, les indicateurs de performance (KPI), les contrôles financiers. Le pouvoir n'est plus incarné par un « grand patron », ce qui rend la contestation presque impossible. Comme le souligne le sociologue Alain Eraly, ce phénomène « s’analyse moins comme un processus d’émancipation sociale que comme le processus historique de remplacement du pouvoir personnel par la domination impersonnelle ». Des analystes financiers l'ont résumé brutalement à un entrepreneur belge : "tu nous parles de faits et nous te parlons de chiffres. Et seuls les chiffres comptent."
Du management par l'excellence à la terreur : des entreprises comme IBM illustrent cette évolution. Elles sont passées d'un « management par l'excellence », qui visait à produire l'adhésion et la fierté d'appartenance, à un « management par la terreur », où la pression financière et la précarité génèrent stress, burn-out et harcèlement.
4. Nos écrans et nos achats nous manipulent avec les mêmes leviers
Cette évolution vers un contrôle psychologique trouve son expression ultime dans l'espace numérique. La technologie y démultiplie à l'échelle de la société les mécanismes d'emprise, digitalisant et automatisant la séduction, la récompense conditionnelle et les cycles de confusion que nous observions dans les relations interpersonnelles.
La consommation comme marqueur social : comme l'ont montré des sociologues de Veblen à Bourdieu, nous ne consommons pas uniquement pour l'utilité des objets. Nos achats sont aussi une façon de nous forger une identité, de nous mettre en valeur et de nous « distinguer » socialement. Ce besoin de reconnaissance est un puissant levier que le marketing exploite sans relâche.
La surveillance comme modèle économique : le modèle d'Internet repose sur une surveillance généralisée. Comme le confesse Ethan Zuckerman, l'inventeur de la fenêtre pop-up, la publicité est le « péché originel du Web ». Dans ce système, « l'internaute est devenu un produit ». Chaque clic est mesuré, analysé et rentabilisé pour affiner le ciblage publicitaire.
La "captologie" ou la technologie persuasive : les sociologues des technologies ont forgé le terme de « captologie » pour désigner ce phénomène. Ce concept, né à l'université de Stanford au sein du « Persuasive Technology Lab » fondé par B.J. Fogg, désigne une technologie spécifiquement conçue pour changer les attitudes ou les comportements des utilisateurs par la persuasion et l'influence.
La création de la dépendance : pour maximiser leur rentabilité, ces technologies sont délibérément conçues pour créer une « addiction » et capter le plus longtemps possible notre attention. En exploitant nos biais cognitifs et nos circuits de récompense cérébraux, elles nous poussent à consulter notre téléphone en moyenne 150 fois par jour, nous enfermant dans des boucles de sollicitations permanentes.
5. Se libérer n'est pas une fuite, c'est une reconstruction : la 'déprise'
Sortir d'une situation d'emprise, que les psychosociologues nomment la « déprise », est un processus bien plus complexe qu'une simple décision de partir. Parce que l'emprise est une « soumission consentie » bâtie sur un lien affectif déformé, s'en libérer n'est pas le simple rejet d'un tyran, mais une douloureuse reprogrammation de son propre paysage affectif et cognitif, comparable au sevrage d'une substance addictive.
Un processus, pas un événement : Se dégager d'un système d'emprise n'est pas un acte unique mais un long cheminement. Les victimes peuvent traverser de véritables crises de manque, similaires à un sevrage de drogue, où le lien toxique, malgré sa destructivité, est regretté. La liberté retrouvée peut être angoissante après avoir vécu dans un cadre, même tyrannique, qui dictait toute conduite.
Le pouvoir de la parole et du récit : La narration joue un rôle crucial. Comme l'écrit la sociologue Pascale Jamoulle, « l’emprise a besoin du silence des protagonistes, des amnésies sélectives et autres effets post-traumatiques pour continuer à s’exercer ». Pour s'en déprendre, il est essentiel de trouver des interlocuteurs de confiance et d'élaborer un récit. Mettre des mots sur le vécu permet de comprendre la mécanique de l'emprise, de déconstruire la culpabilité et de se réapproprier son histoire.
L'importance des soutiens : Ce processus ne se fait que très rarement seul. Il est fondamental de s'appuyer sur des figures secourables, des solidarités amicales ou familiales, et des groupes d'entraide. Le regard bienveillant des autres et le partage d'expériences permettent de restaurer une estime de soi fracassée par des années de dévalorisation.
Convertir la colère en force : L'émancipation finale passe souvent par la transformation de l'expérience traumatique. La colère et la souffrance peuvent être converties en un savoir, une expertise ou un engagement. De nombreuses victimes, une fois reconstruites, s'engagent dans des collectifs, des luttes sociales ou des associations pour aider à leur tour des personnes prises dans des situations similaires, transformant ainsi leur blessure en une force pour les autres.
L'emprise, loin d'être un phénomène rare confiné aux faits divers les plus sombres, est une force omniprésente dont les mécanismes se retrouvent à toutes les échelles de notre vie moderne : dans l'intimité de nos relations, la structure de notre travail et l'architecture invisible de notre monde numérique. Elle prospère sur notre besoin de reconnaissance, notre peur de l'abandon et notre consentement silencieux. Et vous ? Quels liens faites-vous dans votre propre vie, qu'elle soit personnelle, professionnelle ou technologiques ? Mériterait-elle d'être consciemment desserrée pour gagner en liberté ? Car l'emprise la plus parfaite n'est-elle pas celle que l'on subit, mais plutôt celle que l'on ne perçoit même plus comme une chaîne.
SOURCES :
Mariscal, V., Viana Braz, M., Fugier, P. et Prades, J.-L. Les métamorphoses de l'emprise. (2020). Nouvelle revue de psychosociologie, (29), https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2020-1?lang=fr.
L'emprise, quoi de nouveau ? (2022). Cahiers de l'enfance et de l'adolescence, (7), https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-cahiers-de-l-enfance-et-de-l-adolescence-2022-1?lang=fr.
Penser l'emprise... et s'en défaire Des écrans à l'hyperconsommation. (2018). Sciences Humaines, (304), https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/magazine-sciences-humaines-2018-6?lang=fr.
Jamoulle, P. (2021). Je n’existais plus : Les mondes de l’emprise et de la déprise. La Découverte. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/dec.jamou.2021.01.
Buffet, A.-L. (2023). Chapitre III. Le mécanisme de l’emprise. L'Emprise (p. 43-58). Presses Universitaires de France. https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/l-emprise--9782715410916-page-43?lang=fr.
