Le harcèlement : dynamique de groupe, conflits psychiques, défaillances systémiques
Au-delà du cliché du bourreau et de la victime
L'image du harcèlement est souvent réduite à un schéma binaire : un agresseur méchant et une victime innocente. Cette vision, bien que rassurante par sa simplicité, masque une réalité bien plus trouble et complexe. Cet article se propose de dépasser ce cliché pour explorer les facettes contre-intuitives du phénomène. En nous appuyant sur des analyses psychologiques et sociologiques profondes, nous allons révéler les dynamiques de groupe, les conflits psychiques et les défaillances systémiques qui se cachent réellement derrière ces mécanismes de violence.
1. Le problème n'est pas le "profil" du harceleur, mais la situation de groupe.
Contrairement à l'idée reçue, le harcèlement découle moins d'une personnalité intrinsèquement "mauvaise" que d'une situation de groupe spécifique. La pédopsychiatre Nicole Catheline explique que le besoin d'appartenance est au cœur de cette dynamique. Pour l'enfant puis l'adolescent, l'allégeance au groupe est un impératif développemental : elle lui permet de se dégager de ses objets parentaux et de construire son identité. C'est cette nécessité vitale de s'intégrer qui donne au groupe une puissance immense. Ce collectif se soude autour d'un besoin de "mêmeté", c'est-à-dire de conformisme. Lorsqu'un individu est perçu comme "différent" – que ce soit par un avantage ou un désavantage – il menace cette cohésion. Pour maintenir son équilibre, le groupe peut alors s'unir contre cet élément perturbateur, transformant une simple dispute entre deux personnes en un phénomène de harcèlement où la force du nombre isole et détruit la cible.
C’est une rencontre singulière avec l’écho du groupe qui est à l’origine du harcèlement. On peut donc dire que le harcèlement relève plus d’un profil de situation que d’un profil d’individus.
2. Les rôles de harceleur et de harcelé sont étrangement interchangeables.
La frontière entre harceleur et harcelé est beaucoup plus poreuse qu'on ne l'imagine. Les psychanalystes Kevin Hiridjee et Jérémy Tancray expliquent que le harcèlement externe fait souvent écho à des "instances psychiques harcelantes" déjà présentes à l'intérieur du sujet. Cette dynamique réactive des fantasmes sadiques et masochistes, rendant les positions étrangement réversibles. Un individu peut ainsi rejouer un traitement qu'il a lui-même subi par le passé, passant de la position de victime à celle d'agresseur pour tenter de maîtriser un traumatisme.
Cette fluidité des rôles est particulièrement visible dans les cas de harcèlement par un ex-ami, analysés par Anne-Valérie Mazoyer et Sylvie Bourdet-Loubère. Une amitié fusionnelle peut être vécue comme une "révélation", la rencontre avec un "double" parfait. Mais suite à une déception ou une rupture, cette idéalisation intense peut basculer brutalement dans la haine. L'ancien ami devient alors la cible d'une violence à la mesure de l'investissement affectif passé.
Si l’autre aimé était un miroir de soi, dans la situation de harcèlement, l’autre haï devient un miroir inversé.
3. Le harcèlement peut (inconsciemment) servir une fonction paradoxale.
Voici sans doute l'idée la plus dérangeante, qu'il faut aborder avec une extrême prudence pour ne jamais blâmer la victime. Des travaux menés par les psychologues Blandine Ollier, Aline Cohen de Lara et Catherine Matha suggèrent que, pour certains adolescents, la situation de harcèlement peut remplir une fonction inconsciente et paradoxalement structurante. Dans des contextes familiaux où la relation à un parent est trop fusionnelle (ce que les analystes nomment un "climat incestuel", un environnement psychologiquement étouffant où les frontières entre parent et enfant sont floues), l'adolescent éprouve un besoin vital de se différencier. L'objet harceleur, par sa violence externe, peut alors être "utilisé" par le psychisme de l'adolescent comme une force tierce qui l'aide à opérer cette séparation nécessaire mais impossible à réaliser seul.
L’objet harceleur pourrait alors incarner une fonction de tiers séparateur externalisé face à la réactivation pulsionnelle.
4. Le personnage clé n'est ni la victime, ni le bourreau, mais le témoin.
Si l'on cherche le véritable levier d'action contre le harcèlement, il faut déplacer le projecteur du duo victime-agresseur vers la majorité silencieuse : les témoins. Nicole Catheline et Steve Vilhem s'accordent sur ce point : les témoins sont ceux qui ont la meilleure perception de la situation, et leur intervention ou leur passivité est absolument déterminante. Leur silence, souvent motivé par la peur de devenir la prochaine cible, nourrit et valide le harcèlement. C'est pourquoi la prévention doit impérativement passer par leur mobilisation. Le programme finlandais KiVa Koulu, par exemple, a obtenu une nette diminution des cas de harcèlement en ciblant spécifiquement les témoins pour accroître leur empathie et les inciter à agir.
Ce principe de l'activation du témoin n'est pas limité aux cours d'école ; c'est une dynamique fondamentale du pouvoir social, visible même dans les contextes les plus extrêmes de la répression d'État. La sociologue Antonia García Castro, en étudiant les disparitions politiques sous la dictature au Chili, montre que les régimes répressifs, tout comme les dynamiques de harcèlement, comptent sur la peur et la passivité des témoins pour prospérer. À l'inverse, les actes de résistance, comme ces mères de disparus dansant seules en public la cueca (une danse de couple), visaient à rendre la violence visible et à forcer la société à ne plus détourner le regard, activant ainsi ce "tiers témoin" indispensable au changement.
5. Le vrai coupable est peut-être "l'indifférence institutionnelle".
Face à la multiplication des drames, les pouvoirs publics proposent des solutions comme les "cours d'empathie". Mais, comme le souligne le pédopsychiatre Pablo Votadoro, ces mesures risquent de passer à côté du problème de fond. Et si la cause première n'était pas un manque d'empathie chez les élèves, mais une "indifférence" de l'institution elle-même ? Un climat scolaire délétère, celui-là même qui crée le "profil de situation" propice à la violence évoqué plus haut, peut devenir le terreau idéal du harcèlement. Cet environnement, marqué par un esprit de compétition exacerbé, une pression constante à la performance et une faible considération pour la souffrance des élèves, fabrique les conditions de l'agression.
Le parallèle avec le monde du travail est éclairant. Des études sur la souffrance au travail ont montré comment un management "toxique", focalisé sur la rentabilité à court terme au détriment de l'humain, favorise la prolifération de la violence morale. À l'école comme en entreprise, ce n'est pas tant la psychologie individuelle qui est en cause que l'organisation et l'encadrement qui, par leur indifférence ou leurs exigences, créent les conditions de la violence.
Changer le regard pour changer le système
Le harcèlement n'est pas une simple affaire de "pommes pourries" à isoler du panier. C'est un symptôme qui nous parle de nos dynamiques de groupe, de nos conflits psychiques inconscients et, surtout, des climats institutionnels que nous créons. Il révèle les failles de nos systèmes qui, en prônant la compétition et en tolérant l'indifférence, laissent la violence s'installer. Face à cette complexité, la question n'est plus seulement "comment punir les harceleurs ?" mais plutôt "quel genre de collectifs — écoles, entreprises, sociétés — devons-nous construire pour que ces dynamiques violentes ne trouvent plus de terrain où prospérer ?".
SOURCES :
Catheline, N. (2025). Le harcèlement scolaire : Risque du développement ou phénomène sociétal ? Le Carnet Psy, 282(8), 32-34. https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-le-carnet-psy-2025-8-page-32?lang=fr.
Ollier, B., Cohen de Lara, A. et Matha, C. (2025). Le masochisme, un destin des achoppements identificatoires chez l’adolescent harcelé ? Le Carnet Psy, 282(8), 35-37. https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-le-carnet-psy-2025-8-page-35?lang=fr.
García Castro, A. (2001). Le tiers témoin Pouvoir, disparitions, représentations. Diogène, 193(1), 86-99. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/dio.193.0086.
Votadoro, P. (2025). De l’empathie à l’indifférence Harcèlement à l’école. Le Carnet Psy, 282(8), 42-44. https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-le-carnet-psy-2025-8-page-42?lang=fr.
Vilhem, S. (2025). Le harcèlement, un concept révélateur d’un abus de pouvoir particulier Une continuité de l’enfance à l’âge adulte ? Le Carnet Psy, 282(8), 29-31. https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-le-carnet-psy-2025-8-page-29?lang=fr.
Hiridjee, K. et Tancray, J. (2025). Redonner une place au sujet dans le théâtre aride du harcèlement. Le Carnet Psy, 282(8), 27-28. https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-le-carnet-psy-2025-8-page-27?lang=fr.
Mazoyer, A.-V. et Bourdet-Loubère, S. (2025). Quand le harceleur est l’ex-ami Compréhension de la dynamique de harcèlement à l’œuvre dans les relations affectives à la post-adolescence. Le Carnet Psy, 282(8), 38-41. https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-le-carnet-psy-2025-8-page-38?lang=fr.
Rouanet, S.-P. (2001). Regard de l'autre, regard sur l'autre. Diogène, 193(1), 3-14. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/dio.193.0003.
Hiridjee, K. (2025). Regarder, se regarder, être regardé. Le Carnet Psy, 282(8), 4-4. https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-le-carnet-psy-2025-8-page-4?lang=fr.
