Le doute comme moteur de la croyance
Il est une erreur commune, et pourtant fondamentale, de concevoir le doute et la croyance comme de simples opposés, deux pôles antagonistes sur un spectre linéaire de la certitude. Cette vision statique méconnaît la dynamique profonde qui les unit. Loin d’être le fossoyeur de la croyance, le doute en est en réalité un moteur essentiel, l'agent provocateur d'un processus dialectique qui génère l'activité de pensée et sculpte la quête de vérité du sujet. C'est cette thèse que nous défendrons ici, en montrant comment la tension entre ces deux forces est au cœur de toute maturation psychique. En synthétisant les perspectives de la psychanalyse freudienne, de la phénoménologie de Charles S. Peirce et d'illustrations cliniques, ce texte démontre que cette ascension en spirale, de la croyance naïve à la conviction éprouvée, constitue le travail même de la construction d'un savoir authentique.
1. L'économie psychique : la croyance comme repos et le doute comme rupture
Pour saisir la dynamique intime qui lie le doute et la croyance, il est indispensable d'analyser d'abord leurs fonctions respectives dans l'économie psychique. Loin d'être de simples états cognitifs, ils répondent à des nécessités fondamentales de l'appareil psychique. La croyance y apparaît comme un état de stabilité, une forme de quiétude répondant à un principe de moindre effort. Le doute, à l'inverse, est l'élément perturbateur, la rupture qui impose à la psyché un travail coûteux mais nécessaire, la forçant à sortir de son repos pour s'engager dans l'activité de pensée.
1.1. La croyance et le principe d'inertie psychique
La croyance doit être comprise comme un état de repos pour l'esprit, une réponse à un besoin fondamental de stabilité. Dans la perspective freudienne, cet état est gouverné par un « principe d'inertie » qui vise à réduire les tensions internes et à atteindre un état de quiétude. La croyance permet à la psyché de se fixer, d'apaiser les questions et de fonder l'action sur une base stable. C'est précisément parce que le principe d'inertie est le mécanisme psychique qui tend vers le repos que nous pouvons voir dans l'« anxiété cartésienne », théorisée par Richard J. Bernstein, sa manifestation existentielle. Cette peur fondamentale du chaos, du vide et de l'incertitude pousse le sujet à rechercher ce repos psychique à travers des fondations solides. Pour repousser cette angoisse, le sujet peut aller jusqu'à fabriquer ce que Sophie de Mijolla-Mellor nomme des « prothèses de certitude », constructions idéologiques ou adhésions dogmatiques qui colmatent les brèches du sens et maintiennent l'illusion d'un sol ferme.
1.2. L'irruption du doute : le coût énergétique de la pensée
Le doute est la force qui vient perturber cet état d'équilibre. En faisant converger les travaux de Freud et de Peirce, on peut le concevoir comme un irritant, une tension qui contraint la psyché à un travail coûteux en énergie. L'analogie avec l'expérience fondatrice du « manque » (le manque) dans le développement du nourrisson est ici éclairante. De même que l'absence du sein force le nourrisson à passer de la satisfaction hallucinatoire à la pensée de la réalité, le doute force le sujet adulte à sortir du confort "hallucinatoire" d'une croyance non examinée pour s'engager dans le coûteux « travail de la pensée » en prise avec le réel. Le contraste est fondamental : là où la croyance apaise, le doute mobilise l'ensemble des ressources psychiques pour pallier l'angoisse et tenter de restaurer une stabilité. Cette mobilisation énergétique est le prélude indispensable à l'activité même de penser. La rupture qu'elle provoque n'est cependant pas une fin en soi, mais le début d'un processus de transformation qui mènera le sujet vers une nouvelle forme de conviction.
2. La dynamique de la pensée : un circuit entre deux croyances
Le doute met en mouvement un processus de pensée dont il convient de détailler la structure. En nous appuyant principalement sur le modèle phénoménologique de Charles S. Peirce, nous verrons que ce processus ne s'apparente pas à une progression linéaire vers une vérité absolue, mais à un circuit. La pensée y agit comme un relais, un travail de médiation entre un état de croyance ébranlé et un nouvel état de croyance, plus stable, qui seul permettra la reprise de l'action.
2.1. La suspension de l'action et la naissance de la réflexion
Selon la théorie de Peirce, la première fonction du doute est de paralyser l'action motrice. Confronté à l'incertitude, le sujet ne peut plus agir de manière assurée. Cependant, cette paralysie de l'action s'accompagne d'une mobilisation intense de l'activité psychique. Ce moment de mise en suspens est précisément la condition de possibilité de la pensée réflexive ; c'est, selon la formule clinique, « un suspens où penser s’origine ». Dans cette phase interrogative, le sujet ne peut échapper au « pénible labeur » de la pensée s'il veut sortir de l'inconfort de l'indécision. Le doute suspend le faire pour permettre le penser.
2.2. La fonction de la pensée : produire une nouvelle croyance
C'est là tout le paradoxe de la pensée selon Peirce : son agitation et son labeur n'ont pour unique et essentielle fonction que de « produire la croyance ». Le travail de la pensée n'est pas une fin en soi ; il est un moyen dont le but est d'apaiser l'irritation du doute et d'établir une nouvelle conviction, un nouvel état de repos sur lequel l'action pourra de nouveau se fonder. La pensée n'est donc qu'un pont inconfortable entre deux états de quiétude. C'est bien la nouvelle croyance, fruit de ce travail, qui permet au sujet de se remettre en mouvement et d'agir, et non le doute qui, par essence, l'avait immobilisé.
2.3. La fécondité de l'épreuve : vers une conviction éprouvée
La nouvelle croyance issue de ce processus dialectique n'est pas un simple retour à l'état initial. Elle a été transformée, car elle a traversé ce que Sophie de Mijolla-Mellor nomme l'acte de « soumettre la croyance à l'ordalie du doute ». La conviction qui en résulte, bien que toujours potentiellement révisable, possède une force et une solidité nouvelles. Contrairement à la « prothèse de certitude » initiale qui visait à masquer une angoisse, elle est une position qui a survécu à l'examen critique. Elle est une croyance qui sait, au moins implicitement, pourquoi elle croit. Cette ascension en spirale, qui transforme une croyance subie en une conviction choisie, se manifeste de multiples façons dans l'existence du sujet.
3. Figures cliniques et existentielles de la dialectique doute-croyance
Après avoir analysé son mécanisme formel, nous allons maintenant incarner cette dialectique dans des exemples concrets pour en illustrer la portée existentielle. Nous examinerons les deux extrêmes pathologiques de ce processus – le doute qui s'auto-alimente et la certitude qui le rejette –, sa représentation mythologique dans la quête analytique, et enfin sa résolution la plus mature dans l'équilibre de l'esprit critique et l'ouverture de la sublimation.
3.1. Les pathologies du doute et de la certitude
La tension entre doute et croyance peut se rompre et donner lieu à deux positions pathologiques extrêmes, qui sont autant de manières de mettre fin au travail de la pensée.
Le doute destructeur : lorsque le doute devient une fin en soi, il se transforme en une position inféconde. Il mène au nihilisme et à une ambivalence stérile qui paralyse toute action. Le sujet s'enferme dans une critique qui détruit tout sans rien édifier, posture du cynique qui, selon Mijolla-Mellor, « jouit de la certitude qu’il n’existe pas de certitude ». Cela peut aboutir à un effondrement narcissique, où le sentiment d'exister lui-même est anéanti.
Le refus du doute : à l'opposé se trouve le rejet dogmatique de tout doute au profit d'une certitude absolue. Cet état est une « aliénation » où le sujet se soumet entièrement à une idée ou à un autre. En renonçant à son autonomie critique, il opère une mise à mort de sa propre pensée, un « abandon sublimé à une idée abstraite » selon Freud, qui constitue le terreau du fanatisme.
3.2. Le mythe de Psyché : une métaphore de la quête analytique
Le mythe de Psyché (l'Âme, la Pensée) offre une allégorie puissante de ce processus dialectique. Poussée par le doute, Psyché cherche à voir le visage de son amant nocturne, Eros, provoquant sa fuite et la plongeant dans la perte. Pour le retrouver, Vénus lui impose une série d'épreuves impossibles. Celles-ci peuvent être interprétées comme le « travail de la pensée » que le sujet doit accomplir pour transformer la souffrance née du doute. Or, un détail symbolique est essentiel : Psyché n'accomplit pas ces tâches par une force héroïque, mais grâce à l'aide « des plus faibles » : un peuple de fourmis qui trie pour elle un monticule de graines, un roseau qui lui indique comment approcher des bêtes féroces. C'est une métaphore saisissante du travail analytique, où la résolution vient de la capacité à prêter attention aux éléments les plus humbles de la psyché, dans un cheminement « pas à pas ». C'est seulement après cette traversée de l'ordalie qu'elle retrouve Eros et accède à l'immortalité, symbolisant une vérité personnelle durement acquise.
3.3. L'intégration du doute : vers l'esprit critique et la sublimation
La résolution mature de la dialectique n'élimine pas le doute mais l'intègre dans un fonctionnement psychique fécond. Cette intégration se déploie sur deux plans complémentaires : l'un cognitif, l'autre affectif.
L'esprit critique est la méthode cognitive qui permet de pratiquer un « doute raisonnable ». Il ne s'agit ni de tout croire, ni de tout rejeter, mais de savoir « calibrer » son degré de confiance en fonction de la solidité des arguments et de la fiabilité des sources. C'est l'acceptation que la certitude absolue est rarement atteignable, mais qu'une prise de position nuancée est nécessaire pour agir dans le monde.
La sublimation, quant à elle, est l'attitude affective et existentielle qui transforme cette méthode en source de plaisir. Reprenant l'expression de Sophie de Mijolla-Mellor, on peut la décrire comme une « abstinence de l’Âme » : la capacité à renoncer à la fois à la quête angoissée de la certitude et au confort stérile du doute. Le sujet apprend alors à « jouir de la quête » elle-même. Dans cette posture, le doute n'est plus une crise à surmonter, mais le moteur permanent et fécond de la connaissance et de la créativité. L'un est l'outil, l'autre est l'art de s'en servir avec joie.
Penser, c'est habiter la tension
En définitive, la relation entre le doute et la croyance est loin d'être une opposition stérile. Elle constitue un cycle dialectique et productif, au cœur de la vie psychique. Notre analyse a montré comment le doute, tel un irritant nécessaire, brise le repos économique de la croyance initiale. Cette rupture force la psyché au travail de la pensée, dont la fonction n'est autre que de produire une nouvelle croyance, un état de repos plus solide car éprouvé, permettant au sujet de se remettre en action. La maturité psychique et intellectuelle ne réside donc pas dans l'atteinte d'une certitude finale, qui ne serait qu'une autre forme d'aliénation. Elle réside dans la capacité à tolérer, à habiter et à utiliser de manière créative la tension inhérente entre douter et croire. C'est dans cet entre-deux, dans ce mouvement incessant, que s'origine et se déploie une pensée véritablement vivante.
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