La séparation : comment nos premières relations façonnent notre vie d'adulte
La séparation est une expérience universelle. Des larmes versées à la porte de l'école maternelle, aux ruptures dans nos relations amoureuses, nos amitiés et notre propre vie de famille à l'âge adulte sont profondément influencées par les expériences de séparation dans notre enfance, qui modèlent nos vies.
Des échos de nos premiers liens, de nos premières pertes et des dynamiques familiales que nous avons observées se rejouent, souvent à notre insu, dans nos interactions quotidiennes. Comprendre ces mécanismes n'est pas une simple curiosité intellectuelle ; c'est une démarche de libération.
Nous explorerons comment la toute première séparation d'avec notre mère nous constitue en tant qu'individu, comment des "schémas" ou des "logiciels émotionnels" installés dans l'enfance continuent de guider nos réactions, comment une séparation peut réactiver toutes ces blessures anciennes et quelles sont les approches thérapeutiques possibles.
1. Les fondements psychiques de la séparation
1.1. La séparation comme processus structurant
Loin d'être un simple événement factuel, la séparation est une expérience fondamentale qui réactive les angoisses les plus archaïques, celles liées à la perte de l'objet d'amour primaire. Elle nous confronte aux mécanismes psychiques les plus précoces qui structurent notre rapport au monde, à la perte et au lien.
Le premier grand drame psychique de notre existence n'est pas une rencontre, mais une séparation. C'est en nous détachant progressivement du lien initial avec notre mère que nous apprenons à exister par nous-mêmes. Cette étape est l’un des fondements de notre identité.
1.2. L’apport de Mélanie Klein de la séparation
S'appuyant sur les travaux de Mélanie Klein, la psychanalyste Louisette Andjelkovic rappelle que les premières expériences de séparation avec la mère façonnent notre capacité à gérer les pertes futures. Plusieurs concepts clés éclairent ce processus :
Le clivage de l'objet : Face à la frustration, le nourrisson divise l'objet-mère en deux parties : le « bon sein » gratifiant et le « mauvais sein » frustrant. Ce mécanisme de clivage est un processus de survie psychique essentiel, protégeant à la fois le moi naissant de l'angoisse et l'intégrité fantasmatique du « bon objet » en projetant toute la destructivité sur le « mauvais objet ».
La position schizo-paranoïde : Cette première phase est dominée par les pulsions destructrices et les angoisses de persécution. L'enfant craint que le « mauvais objet » ne vienne anéantir le « bon ».
La position dépressive : Dans un second temps, l'enfant intègre que le bon et le mauvais objet ne font qu'un. Il éprouve alors de la culpabilité liée à la destruction fantasmatique de l'objet qu'il aime et déteste à la fois. Cette ambivalence entre amour et haine, et la culpabilité qui en découle, constituent le « support archaïque de toutes les culpabilités » et des angoisses de perte ultérieures.
C'est cette matrice archaïque d'amour et de haine qui fournit le carburant émotionnel lors d’une séparation.
2. Comment devenons-nous des individus ?
2.1. Le lien originel et la nécessité de se séparer. Le nourrisson vit initialement dans un état de fusion avec sa mère. Ses besoins et ses désirs sont comblés dans une relation où les frontières entre lui et elle sont floues. Cependant, pour qu'un développement psychique sain ait lieu, une séparation progressive est indispensable. C'est ce que les travaux de Melanie Klein, ont mis en lumière.
2.2. Le rôle du "Tiers". Cette séparation n'est pas un arrachement brutal que l'enfant doit accomplir seul. Elle est facilitée par la présence d'une troisième figure, un "Tiers". Ce rôle est souvent incarné par le père, mais il s'agit avant tout d'une fonction symbolique, comme l'explique le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun. Le Tiers est celui qui, par sa simple présence, signifie à l'enfant qu'il n'est pas le "tout" de sa mère, qu'elle désire aussi ailleurs. Ce "Tiers" ne représente pas seulement une autre personne, mais tout ce qui existe en dehors du lien fusionnel : la loi, la culture, le langage, et un monde dans lequel la mère est elle-même inscrite. Cette intervention brise la dyade fusionnelle mère-enfant et ouvre un espace pour que l'enfant puisse développer son autonomie.
2.3. La naissance du langage. Le langage lui-même naît de cette expérience de séparation. Le fameux jeu du "Fort/Da" ("parti/là"), observé par Freud chez son petit-fils et analysé par des auteurs comme Lacan et Guérin, en est l'illustration parfaite. L'enfant, en faisant disparaître et réapparaître une bobine tout en prononçant ces mots, ne fait pas qu'un simple jeu : il maîtrise symboliquement l'absence de sa mère. Il transforme une angoisse passive (la peur de la perte) en une maîtrise active. Le langage devient alors, selon la belle formule rapportée par Gilles Guérin, "une présence faite d'absence". Les mots nous permettent de symboliser ce qui nous manque, de nommer la perte et, ce faisant, de la rendre supportable.
Cette première expérience de séparation devient le modèle sur lequel nous construirons toutes nos futures relations et gérerons les pertes à venir.
3. Comprendre nos schémas précoces
Si la première séparation nous apprend à être, les expériences qui suivent cette séparation nous apprennent comment être en relation. C'est là que s'installent nos "logiciels émotionnels", des croyances profondes sur nous-mêmes et sur les autres appelées Schémas Précoces Inadaptés (SPI). Ces schémas agissent comme un programme de fond qui influence nos émotions et nos comportements à l'âge adulte.
Avant d'aller plus loin, il est essentiel de comprendre que ces "schémas" ne sont pas des défauts ou des faiblesses. Au contraire, ils témoignent de l'incroyable capacité d'adaptation de notre cerveau d'enfant.
3.1. Qu'est-ce qu'un schéma ? Tel que le décrit la psychologue Marie-France Théau-Etheve, un schéma est une sorte de "logiciel émotionnel" ou de "filtre de perception" qui se met en place dans l'enfance. Il est composé de souvenirs, d'émotions, de sensations corporelles et de pensées. À l'origine, ces schémas sont des stratégies de survie intelligentes. Par exemple, un enfant vivant avec un parent imprévisible apprendra qu'il est plus sûr de se méfier. Ce n'est pas juste une pensée ; c'est un schéma complet : le souvenir de la porte qui claque (mémoire), une boule au ventre à chaque retour à la maison (sensation corporelle), un sentiment constant d'anxiété (émotion), et la croyance profonde que "le danger peut survenir à tout moment" (cognition).
3.2. Le problème survient lorsque ces schémas, devenus rigides, continuent de fonctionner à l'âge adulte dans des contextes très différents, souvent de manière inconsciente. Le filtre de la méfiance, utile dans l'enfance, peut alors saboter une relation amoureuse saine à trente ans, en nous faisant interpréter la gentillesse de notre partenaire comme une menace cachée.
3.3. Schémas liés à la séparation. Les expériences d'insécurité, de rejet ou d'abandon sont particulièrement puissantes pour forger des schémas durables. Le modèle de la thérapie des schémas, développé par Jeffrey Young, identifie un domaine entier lié à ces expériences, appelé "Séparation et Rejet". Voici les trois schémas principaux de ce domaine :
Abandon / Instabilité :
Ce que cela signifie : La conviction que les personnes importantes vont inévitablement nous quitter et que nous finirons seuls.
Ce que cela peut donner à l'âge adulte : "Je préfère ne pas trop m'attacher, de toute façon, les gens finissent toujours par partir."
Méfiance / Abus :
Ce que cela signifie : L'attente que les autres vont nous blesser, nous manipuler ou profiter de nous. Faire confiance est perçu comme dangereux.
Ce que cela peut donner à l'âge adulte : "Il est si gentil avec moi... Je me demande ce qu'il veut vraiment. Il y a sûrement quelque chose de caché."
Carence affective :
Ce que cela signifie : Le sentiment que nos besoins de chaleur, d'empathie et d'affection ne seront jamais comblés par les autres.
Ce que cela peut donner à l'âge adulte :"Personne ne peut vraiment comprendre ce que je ressens. Je me sens fondamentalement seul(e), même en couple."
Ces schémas, forgés par nos premières expériences, agissent comme des scripts invisibles qui dictent nos réactions dans nos relations adultes, particulièrement lorsque nous sommes confrontés à une nouvelle séparation comme le divorce.
4. Se reconstruire après une séparation
Former un nouveau couple, une nouvelle famille après un divorce est un projet plein d'espoir, mais aussi semé d'embûches. L'une des plus grandes difficultés est de concilier les rythmes et les besoins de chacun, qui sont rarement synchronisés.
4.1. Le choc des temporalités. Stéphanie Haxhe, Fanny Montulet et Edith Goldbeter-Merinfeld mettent en lumière le concept de "désynchronisation des rythmes" qui oppose souvent les adultes et les enfants dans une famille recomposée :
Le rythme des adultes : Il est souvent rapide et tourné vers l'avenir. Le nouveau couple a un désir légitime de construire une famille "parfaite", de prouver que le bonheur est à nouveau possible et de consolider son lien.
Le rythme des enfants : Il est généralement beaucoup plus lent. Les enfants sont encore souvent dans le deuil de leur famille précédente, aux prises avec des conflits de loyauté (aimer le beau-parent, n'est-ce pas trahir l'autre parent ?) et ont besoin de beaucoup de temps pour s'adapter à la nouvelle configuration.
4.2. Le droit au bonheur à tout prix ? Le décalage entre ces rythmes peut mener à ce que Stéphanie Haxhe et Fanny Montulet appellent la "légitimité destructive". Un adulte qui a beaucoup souffert durant la séparation peut avoir le sentiment d'avoir enfin "droit" à son bonheur. Poussé par ce besoin, il peut imposer son nouveau projet de couple à son conjoint.e ou familial à ses enfants, en ignorant leurs réticences et leur besoin de temps. Cette attitude, qui peut se résumer par la phrase "J’y ai droit, et tant pis pour les autres", part d'un désir légitime mais devient destructive car elle crée une nouvelle injustice pour le conjoint.e ou l'enfant, dont le rythme et les besoins peuvent ne pas être respectés.
4.3. La place délicate du beau-parent. Le rôle du nouveau partenaire est particulièrement complexe. Comme le souligne Stefano Cirillo, le beau-parent doit trouver un équilibre délicat : il ne doit ni tenter de remplacer le parent biologique, ni se désengager complètement. Le chemin le plus constructif consiste à agir graduellement, sans brûler les étapes, en respectant les liens préexistants entre l'enfant et ses deux parents biologiques, et en construisant progressivement une nouvelle relation, unique en son genre.
Le succès d'un couple ou d’une famille recomposée repose moins sur l'amour instantané que sur la patience et la capacité à reconnaître que chaque membre, adulte comme enfant, avance sur son propre chemin de guérison à son propre rythme.
5. Approches thérapeutiques
Face aux souffrances engendrées par la séparation, différentes approches cliniques et créatives proposent des voies d'élaboration.
Thérapie des schémas :
Auteur(s) de Référence : Theau-Etheve (citant Young)
Concepts Clés : Schémas Précoces Inadaptés (SPI), notamment "Séparation et rejet". Biais cognitifs.
Objectifs : Identifier et assouplir les schémas rigides formés dans des environnements toxiques (ex: divorce conflictuel) pour permettre une adaptation plus saine.
Sculptures du temps familial :
Auteur(s) de Référence : D'Amore (citant Onnis)
Concepts Clés : Représentation métaphorique de la famille au passé, présent et futur. Mythes d'unité, fantasmes de rupture.
Objectifs : Faire émerger les blocages temporels ("temps suspendu") et émotionnels, et créer de nouvelles connexions et visions de la réalité familiale.
Le rêve éveillé :
Auteur(s) de Référence : Aumage
Concepts Clés : Narcissisme paradoxal (Eros/Thanatos). Vécus rythmiques opposés (chaud/froid, rond/pointu). Temps cyclique.
Objectifs : Réaménager l'archaïque en réexpérimentant des vécus sensoriels contrastés pour rétablir le lien avec le temps cyclique et élaborer le deuil.
La séparation comme processus créatif :
Auteur(s) de Référence : de Gérando
Concepts Clés : Combinatoire systématique, hasard contrôlé (stochastique), écriture algorithmique.
Objectifs : Utiliser des techniques formelles pour se séparer de son "imaginaire premier" et de ses conditionnements, afin de faire émerger des "brèches émotionnelles imprévisibles" et d'être surpris par sa propre création.
Notre toute première expérience de la séparation d'avec notre mère nous apprend à devenir un individu et à utiliser le langage pour gérer l'absence. Les expériences de notre enfance, qu'elles soient sécurisantes ou douloureuses, créent ensuite des "schémas", des scripts relationnels qui modèlent notre façon de voir le monde. Enfin, les grandes épreuves de la vie d'adulte, comme un divorce, ne font pas que briser le présent ; elles sont de puissants détonateurs qui réactivent tout ce passé, ravivant les angoisses de perte et les schémas les plus profondément ancrés en nous.
Cependant, cette compréhension n'est pas une fatalité. Savoir que nos réactions intenses face à une rupture peuvent être l'écho d'une peur d'abandon infantile, ou que la difficulté d'un enfant à accepter un beau-parent est liée à un deuil inachevé, permet de prendre du recul. Cela nous donne le pouvoir de nous affranchir des scripts du passé, de ne plus subir nos réactions mais de les choisir. Finalement, cela nous enseigne que le besoin de temps et de patience est au cœur de toute transformation humaine, et c'est en acceptant ce rythme que l'on peut espérer non seulement survivre à nos histoires, mais les transformer en une base pour des relations plus saines et plus solides.
SOURCES :
Guérin, G. (2006). Penser le langage, penser la séparation. La lettre de l'enfance et de l'adolescence, no 64(2), 25-32. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/lett.064.32.
Bergès-Bounes, M. et Forget, J.-M. (2024). Les enjeux de la séparation pour l’enfant et l’adolescent. érès. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/eres.berge.2024.01.
Imaginaire de la séparation. (2002). Imaginaire & Inconscient, (no 8), https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-imaginaire-et-inconscient-2002-4?lang=fr.
Après la séparation : les difficultés de la parentalité. (2018). Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, (61), https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-cahiers-critiques-de-therapie-familiale-2018-2?lang=fr.
La séparation. (2001). Revue française de psychanalyse, (. 65), https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-francaise-de-psychanalyse-2001-2?lang=fr.
Se séparer... sans se séparer. (2019). Dialogue, (226), https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/revue-dialogue-2019-4?lang=fr.
De Becker, E., Seguier, D. et Vanderheyden, J.-É. (dir.) (2021). Les séparations parentales conflictuelles : Conséquences, enjeux et prises en charge. De Boeck Supérieur. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/dbu.vande.2021.01.
