La mentalisation où l’art de se penser et de se comprendre les uns les autres

11/14/20257 min read

Le mystère de l'autre et de soi-même

Nous aspirons tous à comprendre les autres et à nous comprendre nous-mêmes. C'est un désir universel qui motive nos relations, qu'elles soient amoureuses, amicales ou familiales. Pourtant, ce chemin est souvent semé d'embûches : malentendus, frustrations, conflits... Qui n'a jamais eu l'impression de parler une autre langue que son interlocuteur, de se sentir totalement incompris ou de ne pas saisir les intentions qui se cachent derrière un comportement ? Ces situations, aussi fréquentes que déroutantes, nous laissent souvent avec un sentiment de solitude et d'impuissance.

La clé pour naviguer dans ce labyrinthe relationnel réside dans une compétence psychologique que nous possédons tous, mais que nous négligeons souvent : la mentalisation. En termes simples, la mentalisation est la capacité d'imaginer les états mentaux intentionnels – les pensées, les émotions, les désirs, les besoins – qui se cachent derrière nos propres comportements et ceux des autres. Ce terme d'« intentionnalité » ne signifie pas simplement « faire exprès », mais renvoie à l'idée que nos états psychologiques sont toujours au sujet de quelque chose (une colère au sujet d'une injustice, un désir pour une connexion). C'est l'art de voir au-delà du visible. Cet article explore quelques pistes sur notre processus mental, qui peuvent changer notre façon d'interagir.

Notre cerveau a un "angle mort" : la difficulté de se voir de l'extérieur.

En conduite automobile, l'angle mort est cette zone qui vous empêche de voir une autre voiture. En psychologie, l'angle mort est encore plus profond : il vous empêche de voir votre propre voiture de l'extérieur. Vous ne pouvez pas savoir à quoi vous ressemblez pour les autres conducteurs sur la route. Nous avons une perspective naturelle, bien que souvent erronée, sur le monde intérieur des autres, mais il nous est impossible de savoir avec certitude comment ils nous perçoivent, quelle impression nous leur laissons, ou quelles intentions ils nous attribuent.

Ce phénomène se manifeste à travers deux extrêmes. Certaines personnes sont obsédées par l'image qu'elles renvoient, cherchant à contrôler ce que les autres pensent d'elles. À l'opposé, d'autres nient complètement les différences de perspective et projettent leur propre vision sur les autres sans jamais la questionner. Cette projection est une manifestation de ce que les psychologues nomment l'« équivalence psychique », la croyance erronée que notre ressenti interne est la réalité objective, que nous explorerons plus loin.

Prendre conscience de cet angle mort est la première étape vers des relations plus saines. Cela nous force à abandonner l'illusion de la transparence et à reconnaître que pour s'ajuster à l'autre, il faut oser vérifier. La prochaine fois que vous sentez monter une interprétation sur la réaction d'un proche, essayez cette simple question : « Voilà comment je perçois la situation de mon côté, mais j'ai conscience que ce n'est que ma perspective. Peux-tu me dire comment tu la vis de la tienne ? »

Le stress intense bloque notre capacité de penser.

Avez-vous déjà remarqué qu'au cœur d'une dispute, il devient presque impossible d'entendre les arguments de l'autre ? Ce n'est pas un manque de volonté, mais un mécanisme neurologique. Les psychologues parlent d'« arousal » affectif, ou d'activation émotionnelle. Lorsque des émotions comme l'anxiété, la colère ou le stress dépassent un certain seuil, notre capacité à mentaliser s'effondre littéralement.

Ce blocage a une base physique. Une activation émotionnelle trop forte fait basculer notre cerveau en mode « combat, fuite, figement ». Dans cet état d'urgence, les fonctions complexes du cortex préfrontal, celles qui sont nécessaires à la réflexion nuancée, à l'empathie et à la prise de perspective, sont inhibées au profit de réactions automatiques de survie.

L'implication pratique est capitale. Lors d'une dispute intense, nous sommes littéralement incapables de comprendre le point de vue de l'autre. La première étape pour résoudre un désaccord n'est donc pas d'argumenter, mais de faire baisser la tension. Avant de chercher à résoudre le fond du problème, demandez-vous : « Que pouvons-nous faire, maintenant, pour que la pression redescende et que nous puissions nous parler plus sereinement ? » Parfois, une simple pause de quelques minutes suffit.

Penser savoir ce que l'autre ressent ? C'est souvent un signal d'alarme.

Paradoxalement, en psychologie, un sentiment de certitude absolue sur les pensées ou les intentions d'une autre personne est souvent un symptôme clinique d'une faible mentalisation. C'est aussi un signal que votre cerveau est probablement en état d'activation émotionnelle élevée, un état qui inhibe la capacité à envisager des alternatives. Ce phénomène porte un nom : l'« équivalence psychique ». C'est la conviction profonde que notre expérience subjective est la réalité objective. C'est une régression vers un mode de pensée normal chez le jeune enfant, mais qui, chez l'adulte sous stress, devient un obstacle majeur à la compréhension mutuelle.

S’il est bon d’avoir confiance, s’il est confortable d’avoir des certitudes, cela peut vous jouer des tours lorsqu’il importe d’être ouvert et de mentaliser. Si vous assignez aux autres votre façon de voir et de ressentir les choses, ceux-ci peuvent alors ne pas se sentir pris en compte ou se mettre en retrait.

La solution est l'antidote direct à ce symptôme : adopter une « posture de non-savoir ». Il ne s'agit pas d'ignorer ses intuitions, mais de les traiter comme des hypothèses à vérifier. La prochaine fois que la pensée « Je sais exactement ce que tu penses » vous traverse l'esprit, reformulez-la consciemment en question : « J'ai l'impression que tu te sens [émotion], est-ce que c'est juste ? » Cette nuance ouvre la porte à un véritable dialogue et permet à l'autre de partager son monde intérieur, au lieu de se voir imposer le vôtre.

La manière dont nous communiquons est plus importante que le contenu de nos propos.

Dans une relation, on pourrait croire que l'essentiel est de "tout se dire". Pourtant, les recherches en psychologie du couple révèlent une vérité surprenante : ce n'est pas tant ce que les partenaires se disent qui compte, mais la manière dont ils le font.

En réalité, le plus fort prédicteur de l’avenir d’un couple, ce n’est pas ce que les individus se disent, mais la façon dont ils se le disent ! Dans une relation, la forme semble être beaucoup plus importante que le fond.

Cette affirmation prend tout son sens sous l'angle de la mentalisation. Des formes de communication comme la critique, le mépris, la disqualification ou encore le sarcasme ne sont pas de simples maladresses. Elles agissent comme des déclencheurs d'« arousal » affectif. Elles créent une tension émotionnelle qui, comme nous l'avons vu, rend la mentalisation de l'autre impossible. À l'inverse, une communication respectueuse et curieuse maintient l'espace mental nécessaire à la compréhension mutuelle.

Une quête obsessionnelle de l'idéal peut détruire l'estime de soi de nos proches.

Certaines personnes sont animées par une quête incessante de perfection. Elles se fixent des idéaux très élevés et ne sont jamais satisfaites de leurs réalisations. Dès qu'un objectif est atteint, que ce soit une promotion ou un projet personnel, celui-ci perd instantanément de sa valeur à leurs yeux. Elles ne voient que la distance qui les sépare encore de leur but, sans jamais apprécier le chemin parcouru.

Ce mode de fonctionnement interne est souvent « exporté » dans les relations les plus proches. Ces personnes ont tendance à toujours voir ce qui manque ou ce qui aurait pu être mieux fait chez leur partenaire ou leurs enfants. Leurs intentions peuvent être bonnes – pousser les autres à s'améliorer – mais l'impact est souvent dévastateur.

J'observe souvent ce drame en consultation : un père, voulant le meilleur pour son fils, ne souligne que la note qui aurait pu être un 18/20 au lieu du 17/20 obtenu, érodant peu à peu la confiance de l'enfant en ses propres réussites. Le partenaire ne se sent jamais reconnu et les enfants, constamment critiqués, développent une faible estime d'eux-mêmes, persuadés que leurs performances sont toujours insuffisantes et risquant de perpétuer ce schéma.

Comment sortir de ce cycle ? La clé réside dans un changement de boussole intérieure : remplacer la poursuite d'un idéal externe et fuyant par l'incarnation de valeurs internes et stables. Contrairement à un idéal qui perd sa valeur une fois atteint, des valeurs comme l'honnêteté, l'authenticité ou la fiabilité ne s'épuisent jamais. Elles ne sont pas un but à atteindre, mais une manière de cheminer. Ce changement permet de reconnaître les efforts – les siens et ceux des autres – non pas en fonction d'une perfection inaccessible, mais en fonction de leur alignement avec ce qui compte vraiment.

L'art de naviguer dans le monde intérieur

Comme nous venons de la voir, la mentalisation n'est pas une science exacte que l'on maîtrise une fois pour toutes. C'est une pratique continue, un art qui demande de la curiosité pour l'autre, de l'humilité face à nos propres certitudes et une bonne dose de régulation émotionnelle pour garder l'esprit ouvert même dans la tempête. Comprendre que notre cerveau a ses limites, que le stress nous aveugle et que nos idéaux peuvent blesser, c'est se donner les moyens de transformer nos interactions les plus difficiles. La prochaine fois que vous sentirez la certitude monter en vous lors d'un désaccord, quelle est la seule question que vous pourriez poser pour transformer la confrontation en conversation ?

SOURCES :

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