Comment les lieux que nous habitons façonnent qui nous sommes

12/3/202514 min read

Cet article issus du livre intitulé « L’espace en thérapie » de Maurizio Frisina, synthétise une analyse approfondie de la relation entre la spatialité, notre expérience de l'espace, et le processus thérapeutique. L'argument central de l’auteur est que l'espace n'est pas un cadre neutre, mais un langage fondamental qui structure notre identité, nos relations et même nos symptômes. L'ouvrage propose que la réappropriation de l'espace est un levier de changement thérapeutique puissant, offrant des pistes concrètes pour enrichir la pratique clinique.

Repenser l'espace comme partenaire thérapeutique

Au cœur de la pratique clinique, une observation fondamentale se dégage : le lien frappant entre les difficultés psychologiques des patients — qu'il s'agisse de dépression, d'addictions ou d'autres formes de souffrance — et leur relation à l'espace. Les patients dépressifs se désinvestissent de leur environnement comme d'eux-mêmes, dans un repli à la fois relationnel et spatial. Ceux qui luttent contre une dépendance voient leur monde se réduire progressivement aux seuls lieux liés à la consommation. Inversement, les moments décisifs d'un parcours thérapeutique coïncident souvent avec une transformation du rapport à l'environnement : un déménagement, un réaménagement intérieur, ou un besoin renouvelé de contact avec la nature. Ces constats soulèvent des questions essentielles qui animent l'auteur. L'organisation de l'espace peut-elle faciliter ou entraver le processus de soins ? Nos changements se traduisent-ils par une manière spécifique d'investir notre environnement ? Peut-on concevoir l'identité d'une personne ou d'un couple comme un ensemble de lieux habités au fil du temps ?

La spatialité : plus qu'un contenant, un langage fondamental

Comprendre l'espace non plus comme un cadre neutre et passif, mais comme un langage actif et structurant, constitue la pierre angulaire de toute architecture thérapeutique. Ce changement de paradigme est stratégique : il nous invite à concevoir des lieux qui ne se contentent pas d'abriter, mais qui influencent activement nos relations, façonnent notre identité et ouvrent de nouvelles possibilités d'être au monde. L'espace parle, même lorsque nous ne l'écoutons pas, et son discours silencieux peut soit renforcer un symptôme, soit devenir un puissant levier de soin.

Le lien primaire à l'espace

La vision occidentale classique, héritée de Newton, perçoit l'espace comme un contenant vide, objectif et séparé de nous. Cette perspective, si elle est fonctionnelle, est avant tout dangereuse. Penser l'espace comme quelque chose de distinct de nous est l'erreur épistémologique fondamentale à la base de notre hybris : cette illusion qui nous pousse à vouloir contrôler et dominer la nature, comme si notre existence n'en dépendait pas. Selon l'anthropologue Gregory Bateson, se considérer comme séparé de l'environnement, avec une technologie suffisamment développée, nous offre « les mêmes possibilités de survie qu'une boule de neige en enfer ». En réalité, la spatialité est notre tout premier langage, appris bien avant la langue maternelle. Comme le soulignent les travaux de Lakoff, Johnson et Bonnin, c'est à travers l'expérience corporelle — être bercé, porté, nourri — que nous forgeons notre pensée. Nos premières expériences significatives sont celles d'un corps en interaction avec d'autres corps dans l'espace. Cette primauté laisse des traces durables dans notre langage verbal, comme lorsque nous parlons d'un regard « froid et distant ». Toute relation humaine est fondamentalement « située ». L'identité d'une personne, d'un couple ou d'une famille se construit à travers une série de lieux investis, partagés et quittés, qui constituent le théâtre de nos vies.

Le discours institutionnel de l'espace

L'architecture, en tant qu'organisation de l'espace, fonctionne comme un puissant langage politique et social. Comme l'affirmait l'architecte Mies van der Rohe, « l'architecture est la volonté d'une époque traduite dans l'espace ». Elle incarne une vision des interactions humaines et reflète les dynamiques de pouvoir. L'architecte brésilien Paulo Mendes da Rocha va plus loin : l'architecture est structurellement politique, car elle structure la politique dans sa dimension spatiale. Ce discours se manifeste de multiples manières :

  • L'« architecture du mépris » : Le mobilier urbain, comme les bancs anti-SDF, est conçu pour exclure certaines populations jugées indésirables, rendant la ville inhospitalière.

  • L'architecture totalitaire : Les projets monumentaux d'Albert Speer sous le régime nazi illustrent comment l'architecture peut être instrumentalisée pour manifester la grandeur et la puissance d'un pouvoir.

  • L'influence silencieuse des symboles : Des études menées auprès de sujets biculturels montrent que la simple présence de symboles culturels dans un espace peut « activer » des comportements conformes à cette culture. Les objets, les images et les symboles qui meublent nos lieux de soin ou de formation ne sont jamais neutres ; ils véhiculent des visions de l'humain aussi puissantes que silencieuses.

La spatialité du symptôme : le cas des addictions

Les symptômes psychologiques se manifestent souvent par une relation altérée, rigide et restreinte à l'espace. Le cas des addictions est particulièrement parlant. Une personne dépendante voit son environnement se réduire progressivement aux seuls lieux associés à la consommation. Son quotidien est structuré par des rituels répétitifs et des gestes qui se déploient dans une géométrie spatiale immuable : le supermarché où acheter le produit, le coin du salon où consommer, le fond du jardin où cacher les preuves. L'espace n'est plus un champ de possibilités, mais le théâtre d'une liturgie addictive.

Cette perte de liberté par rapport au produit trouve un écho dans la privation de liberté par l'enfermement. La sanction sociale la plus sévère est l'emprisonnement, une assignation à une spatialité réduite. Sa forme la plus dure est l'isolement, un espace totalement dépouillé de liens et de possibilités relationnelles.

Si l'espace peut ainsi devenir le complice d'un symptôme en le renforçant, il peut tout aussi bien devenir un puissant levier de changement à travers le processus fondamental de l'appropriation.

S'approprier l'espace : le cœur du processus de changement

S'approprier l'espace est un processus réciproque essentiel : nous transformons notre environnement et, en retour, cet environnement nous transforme. Il ne s'agit pas d'une simple occupation physique, mais d'une interaction profonde où nos pratiques redéfinissent constamment notre lien à un lieu. Ce processus est crucial pour la construction de notre identité, l'élargissement de nos possibilités d'action et la facilitation du changement thérapeutique. C'est en devenant des sujets actifs de notre environnement que nous pouvons commencer à réécrire notre propre histoire.

Comprendre l'appropriation

L'appropriation de l'espace est avant tout la question d'un « corps agissant ». C'est à travers l'expérience d'un corps en mouvement, qui explore et interagit, que ce processus se déploie. L'architecte Rem Koolhaas l'a parfaitement saisi en affirmant qu'« un bâtiment possède au moins deux vies – la première imaginée par son architecte, et la seconde qu’il vivra ensuite – et ces deux vies ne sont jamais les mêmes ». Cette seconde vie, c'est celle de l'appropriation, qui peut se définir à travers trois piliers fondamentaux portés par nos pratiques corporelles :

  1. La reconnaissance de notre lien profond et réciproque avec ce qui nous entoure.

  2. La redéfinition de la nature de ce lien, en investissant un lieu et en le faisant "nôtre".

  3. L'élargissement des possibilités (affordances) que nous y attribuons, ainsi que l'expérience de ses limites.

Ce processus dynamique est ce qui distingue un lieu d'un « non-lieu ». Selon l'anthropologue Marc Augé, un non-lieu (aéroport, centre commercial) est un espace interchangeable, dépourvu d'identité, où l'appropriation est rendue impossible et où les individus se croisent sans jamais se rencontrer.

La stigmergie : laisser sa trace pour se connecter

La stigmergie est le mécanisme par lequel une trace laissée par une action dans l'environnement influence les actions futures. C'est un principe de coordination indirecte que l'on observe dans la nature et dans nos sociétés :

  • Les fourmis laissent une trace de phéromones qui guide les autres vers la meilleure source de nourriture.

  • Wikipédia fonctionne sur ce principe : la contribution d'un utilisateur stimule l'action d'un autre, faisant émerger une construction collective du savoir sans contrôle centralisé.

La stigmergie est l'un des plus anciens outils d'appropriation. En laissant notre trace, nous nous lions à un lieu. Cependant, ce mécanisme peut à la fois maintenir une pathologie (les traces de consommation qui appellent au symptôme) et être un puissant vecteur de changement. Le besoin qu'éprouvent de nombreux patients de modifier leur environnement (repeindre les murs, déménager) pour rompre avec leurs rituels est une tentative de briser une stigmergie pathologique pour en créer une nouvelle, porteuse de soin.

Le mouvement et la fonctionnalité ouverte : jouer pour créer

L'appropriation est une expérience corporelle active. En japonais, on distingue keiken (l'expérience au sens général) de taiken (l'expérience personnelle, vécue par le corps). Il ne peut y avoir de keiken sans taiken. Cela implique le mouvement, l'exploration, et même la possibilité de « perdre ses pas » pour mieux trouver son chemin. Marcher nous définit en tant qu'espèce à deux niveaux fondamentaux. Premièrement, l'adoption de la bipédie a libéré nos mains pour créer les artefacts qui, selon Michael Cole, médiatisent constamment notre rapport à l'environnement. Deuxièmement, l'Homo sapiens est une espèce fondamentalement migratoire, poussée par l'exploration.

L'architecture doit donc offrir plus que des trajectoires uniques et efficaces. L'importance de la « fonctionnalité ouverte » est cruciale. L'architecte Aldo Van Eyck l'a illustrée avec ses aires de jeux à Amsterdam. Au lieu d'imposer un usage unique (canonical affordances), ses structures (blocs de béton, dômes en fer) invitent les enfants à inventer leurs propres règles. Ces espaces stimulent la créativité et le jeu au sens japonais du terme (asobu) : toute activité qui n'a pas de but purement utilitaire. Offrir des espaces à fonctionnalité ouverte dans les lieux de soin est essentiel pour permettre aux usagers de redevenir acteurs de leur environnement.

La transcontextualité : transférer l'apprentissage

La transcontextualité est le processus par lequel une expérience vécue dans un contexte est transférée et appliquée dans un autre. C'est le fondement même de l'apprentissage et du changement. En thérapie, ce processus est constant : un patient fait l'expérience de quelque chose dans le cabinet et le transpose dans sa vie extérieure. Les dispositifs de soin peuvent activement favoriser ce transfert :

  • À la clinique La Ramée, un même enjeu, comme une addiction, est travaillé à travers différents ateliers (thérapie individuelle, groupe corporel, art-thérapie). Le processus se déploie à travers plusieurs lieux, ce qui en facilite l'intégration.

  • L'utilisation de la photographie ou de l'écriture permet de créer des ponts entre l'intérieur et l'extérieur du cabinet, faisant voyager les expériences et les sens à travers les contextes.

L'appropriation de l'espace, bien que fondée sur des mécanismes concrets comme la stigmergie ou le mouvement, est également régie par des dynamiques psychologiques profondes qui structurent notre rapport au monde.

Les dynamiques psychospatiales du bien-être

Notre relation à l'espace n'est pas statique ; elle est structurée par des tensions dialectiques fondamentales qui animent notre vie psychique. D'un côté, le besoin de sécurité et de points de repère stables ; de l'autre, celui d'explorer et de s'aventurer dans l'inconnu. D'un côté, le besoin de connexion et de partage ; de l'autre, celui de se différencier et de trouver sa propre voie. Concevoir des espaces qui favorisent le bien-être exige de reconnaître et de soutenir activement ces dynamiques, en offrant un cadre qui permet de naviguer avec fluidité entre ces polarités.

L'équilibre pythéostatique : naviguer entre ancrage et exploration

L'être humain est à la fois une espèce sédentaire, qui a besoin de créer un "chez-soi", et une espèce migratoire, poussée par un désir d'exploration. L'équilibre pythéostatique désigne la dynamique qui nous permet de répondre simultanément à notre besoin de stabilité (points d'ancrage) et à notre besoin d'expérimentation (exploration). Loin de s'opposer, ces deux besoins se nourrissent mutuellement : nous explorons avec confiance parce que nous avons un lieu où retourner, et un lieu devient un véritable ancrage parce qu'il est possible de le quitter. La métaphore japonaise du kanji de la rivière () illustre parfaitement ce principe : les parents sont les deux rivages (l'ancrage) qui permettent à l'enfant (l'eau) de tracer son propre chemin (l'exploration). Les espaces thérapeutiques doivent offrir cette double possibilité : des repères stables et sécurisants, mais aussi des opportunités de mouvement, de choix et de découverte.

Un éloge du vide : l’intervalle comme espace de lien

La culture occidentale est marquée par l'horror vacui, la peur du vide, associé au manque et à la non-existence. À l'inverse, la pensée japonaise valorise ces notions à travers deux concepts clés :

  • Ma () : L'intervalle de temps et d'espace entre deux éléments. Ce n'est pas un vide, mais une tension qui relie, un espace qui rend la rencontre possible.

  • Kekkai (結界) : La limite ou le seuil qui instaure une séparation, mais qui, ce faisant, met en relation. Un exemple concret est la shimenawa (標縄), une corde sacrée dans les sanctuaires shintoïstes qui sépare et connecte simultanément l'espace sacré de l'espace profane.

Notre société contemporaine, axée sur l'immédiateté et la saturation, fuit l'attente et le vide. Cette incapacité à habiter l'absence se reflète dans des pathologies comme l'addiction, où le produit vient combler instantanément tout manque. L'architecture japonaise, comme dans la Moriyama House de Ryue Nishizawa, démontre comment l'espace "négatif" et les interstices peuvent devenir de puissants lieux de connexion sociale, transformant le vide en une matrice pour le lien.

L'art de la transition : trouver la bonne distance

Le modèle de la « boucle de l'ambiance » d'Étienne Dessoy décrit notre recherche constante d'une « distance suffisamment bonne » avec autrui. Nous naviguons en permanence entre le besoin d'appartenance et celui de différenciation, grâce à deux mouvements de transition complémentaires :

  • L'accordement : Le mouvement vers l'autre, la recherche de contact et de partage.

  • Le désaccordement : Le mouvement de prise de distance, de retour à soi.

Une relation saine permet de circuler avec fluidité entre ces deux pôles. L'addiction, à l'inverse, représente une défaillance de ces transitions. Elle se caractérise par des oscillations brutales entre une fusion sans limites (avec le produit ou dans des relations idéalisées) et une rupture radicale, sans passer par les ajustements progressifs qui permettent de trouver la bonne distance.

Ces principes psychologiques fondamentaux peuvent et doivent être directement appliqués à la conception d'environnements physiques pour le soin, afin de créer des lieux qui soutiennent ces dynamiques essentielles au bien-être.

Principes directeurs pour une architecture du soin

Cette section se veut un guide pratique, visant à traduire les dynamiques psychologiques explorées précédemment en principes de conception concrets et applicables. L'objectif est de dépasser la notion de "lieux de soins" — des espaces fonctionnels où l'on reçoit passivement un traitement — pour aller vers celle de "lieux dont on prend soin". Il s'agit de créer des environnements que les patients peuvent activement s'approprier, transformant ainsi leur cadre de vie en un véritable outil thérapeutique.

L'architecture biophilique : réintégrer la nature

L'architecture biophilique part du principe que notre bien-être est intrinsèquement lié à notre connexion avec la nature. Ses principes fondamentaux incluent :

  • L'intégration de la nature dans la structure même du bâtiment (végétation, points d'eau).

  • Un accès maximal à la lumière naturelle et à la ventilation.

  • L'utilisation de matériaux naturels comme le bois ou la pierre.

  • Le brouillage de la frontière entre l'intérieur et l'extérieur.

Les preuves scientifiques de son efficacité sont nombreuses. Des études ont montré que les patients hospitalisés ayant une vue sur des espaces verts récupèrent plus rapidement de leur chirurgie. Les œuvres d'architectes comme Tadao Ando ou Ryue Nishizawa, ainsi que les explorations contemporaines de Sou Fujimoto et Junya Ishigami qui brouillent les frontières entre architecture et paysage, sont des exemples inspirants de cette philosophie en action.

Le principe du Care : s'approprier en prenant soin

Le care, ou le fait de prendre soin, est une voie privilégiée d'appropriation. S'occuper activement d'un espace renforce le lien d'attachement et la conscience de notre environnement. La pratique japonaise du souji no jikan (l'heure de nettoyage) dans les écoles en est une parfaite illustration : en nettoyant quotidiennement leur établissement, les élèves développent une relation plus profonde et respectueuse avec leur lieu d'apprentissage. Dans un contexte thérapeutique, permettre aux patients de devenir des sujets actifs qui investissent et prennent soin de leur espace — en décorant une salle, en s'occupant d'un jardin — est un levier puissant pour leur propre rétablissement. Cela transforme le patient d'un simple "consommateur" de soins en un acteur de son environnement et de sa guérison.

La valorisation des espaces intermédiaires

Les espaces de transition — couloirs, halls, cours, escaliers — sont souvent négligés, alors qu'ils possèdent un potentiel stratégique immense. En raison de leur fonctionnalité ouverte et de leurs frontières floues, ils sont des lieux privilégiés pour l'appropriation et la rencontre informelle. L'engawa de la maison traditionnelle japonaise en est un exemple emblématique. Cette véranda couverte, ni tout à fait intérieure ni tout à fait extérieure, connecte les pièces tout en s'ouvrant sur le jardin. C'est un espace de passage et de rencontre qui nuance la séparation entre privé et public. D'autres dispositifs, comme les noren (rideaux en tissu) ou les sudare (stores), créent des frontières perméables qui incarnent le principe esthétique du miegakure (« montrer et cacher »), encourageant une exploration depuis de multiples perspectives incomplètes. Valoriser ces entre-deux dans les lieux de soin, c'est créer des opportunités de lien là où on ne les attend pas.

Ces principes de conception ne s'appliquent pas seulement à des bâtiments individuels ; ils nous invitent à une refonte plus large de notre relation collective à l'environnement, en reconnaissant que la manière dont nous habitons le monde est au cœur de notre bien-être.

Manifeste pour une vision écosystémique

Les principes d'une architecture du soin, bien que directement applicables à l'échelle d'un bâtiment, portent en eux une vision bien plus vaste. Ils sont une réponse à une crise systémique qui dépasse largement le cadre de la santé mentale. Ils nous invitent à élever le débat du niveau individuel au niveau planétaire et à repenser fondamentalement notre place dans le monde.

La crise épistémologique fondamentale

Les crises climatique, sociale et économique actuelles ne sont pas des problèmes distincts, mais les facettes d'une seule et même erreur de pensée : l'illusion que l'être humain est séparé de son environnement. Cette rupture nous a conduits à une hybris destructrice. Victimes d'une « amnésie environnementale générationnelle », où chaque génération considère l'état dégradé de la nature comme la norme, et aveuglés par le biais de la croissance exponentielle, nous sous-estimons la vitesse des changements que nous enclenchons. Cette course effrénée trouve sa source dans un refus de notre condition spatiale et temporelle. L'histoire de la cognition elle-même est une leçon : lorsque les premiers animaux sont passés de la mer à la terre il y a 285 millions d'années, l'élargissement radical de l'horizon visuel a forcé le développement de l'anticipation, de la planification et de la mémoire. En d'autres termes, c'est l'expansion de l'espace qui a fait naître la capacité à « penser le temps ». Notre crise actuelle est peut-être, fondamentalement, une crise de la perception, un refus de « penser le temps ».

Vers une réappropriation collective

La solution réside dans l'adoption d'une épistémologie systémique : une prise de conscience radicale de notre lien indissoluble avec la biosphère. C'est un appel à l'action pour les architectes, les urbanistes et les soignants. Notre pratique doit devenir un vecteur de ce changement, en concevant des espaces qui enseignent et célèbrent notre interdépendance.

Notre situation rappelle le paradoxe de Fermi : face à un univers potentiellement foisonnant de vie, pourquoi n'avons-nous encore jamais établi de contact ? Une hypothèse suggère que les civilisations technologiquement avancées, en exploitant leurs ressources de manière exponentielle, s'auto-détruisent si rapidement qu'elles n'existent que comme d'éphémères « feux d'artifice », isolés dans le temps cosmique. Notre destin est-il de n'être qu'un de ces feux d'artifice ?

Comme les habitants des îles Kuriles qui, face aux catastrophes, se rassemblaient autour de narrations communes pour se reconnaître, nous devons aujourd'hui partager un nouveau récit. Un récit qui nous rappelle que la "catastrophe" que nous vivons est avant tout un "tournant" (le sens originel du mot grec katastrophē). C'est une opportunité de changer de cap, de nous réapproprier collectivement notre environnement et de retrouver notre juste place : celle d'« une partie, seulement une partie, d’un ensemble plus vaste ».

SOURCE :

Frisina, M. (2025). L’espace en thérapie. Une vision systémique. ESF Sciences humaines.