Ce que vos émotions essaient de vous dire

11/27/20257 min read

L'énigme des émotions

Nos émotions sont l'une des expériences les plus fondamentales de notre humanité, et pourtant, elles restent une énigme. Sont-elles des guides fiables ou de simples distractions ? Sont-elles les ennemies de la raison ou ses partenaires indispensables ? Nous oscillons souvent entre la peur de nos ressentis et le désir de les comprendre, les considérant parfois comme des faiblesses à maîtriser, parfois comme la source de notre plus grande sagesse.

Loin d'être des impulsions chaotiques, les émotions sont en réalité des systèmes de signaux extraordinairement complexes. La psychologie moderne et la psychanalyse nous offrent des clés de lecture fascinantes et souvent contre-intuitives pour décoder ce qu'elles essaient de nous communiquer. Cet article explore le rôle de nos émotions pour mieux percevoir notre propre monde intérieur.

La véritable prison, c'est d'éviter ses émotions

Nous avons tous ce réflexe : lorsqu'une émotion est trop douloureuse – une honte intense, une tristesse profonde, une peur paralysante – notre premier instinct est de la repousser. Cet évitement est un mécanisme de défense naturel, une tentative de nous protéger d'un raz-de-marée intérieur. Mais que se passe-t-il lorsque cette défense devient notre mode de fonctionnement principal ?

La psychanalyse nous enseigne que cette stratégie, à long terme, se retourne contre nous. En voulant nous protéger de la douleur originelle, nous construisons une forteresse intérieure qui finit par nous emprisonner.

Cela signifie que si, d’un côté, la dissociation évite au soi d’être submergé par les émotions autant que de l’effondre-ment, d’un autre côté l’évitement des émotions peut devenir un phénomène qui écrase l’événement traumatique originaire lui-même, au point que la défense devient une prison.

Le cas clinique de Pierugo est une illustration poignante de ce phénomène. À 22 ans, accablé par la honte d'un échec universitaire, il s'enferme dans sa chambre pendant trois ans. Il vit comme un « automate », dans un « mouvement de retrait » permanent, coupé de tout ressenti. Sa vie est devenue mécanique, contrôlée, vidée de toute substance émotionnelle. En fuyant sa honte, Pierugo s'est enfermé avec elle.

Pourtant, cette prison n'était pas une condamnation à perpétuité. Grâce au travail analytique, Pierugo a lentement commencé à évoluer. Il s'est remis à sortir de chez lui, à utiliser sa mobylette, et, après quatre ans d'efforts, a même accepté la responsabilité d'avoir un chat, ce qui lui apporta beaucoup de joie. Son histoire ne montre pas seulement comment l'évitement nous emprisonne, mais aussi comment le fait de revisiter et de partager l'expérience émotionnelle est la clé qui peut nous en libérer.

Les émotions de votre analyste sont l'un de ses outils les plus précieux

L'image populaire du thérapeute ou du psychanalyste est souvent celle d'une figure neutre, d'un observateur détaché qui écoute sans sourciller, tel un miroir impassible. Pourtant, la réalité est bien plus nuancée et profondément humaine. L'une des idées les plus révolutionnaires de la psychanalyse est que la propre réponse émotionnelle de l'analyste, ce qu'on appelle le contre-transfert, n'est pas un obstacle, mais un instrument de travail essentiel.

La psychanalyste Paula Heimann l'a formulé de manière audacieuse il y a plusieurs décennies, et sa vision reste d'une pertinence capitale aujourd'hui :

« la réponse émotionnelle de l’analyste à son patient, à l’intérieur de la situation analytique, constitue son outil de travail le plus important. Le contre-transfert de l’analyste est un instrument de recherche à l’intérieur de l’inconscient du patient ».

Le cas de Cassandre en est un exemple frappant. Cette adolescente se présente en thérapie avec un discours plat, détaché, presque dévitalisé. Mais l'analyste ressent un « inconfort puis une inquiétude » grandissante, allant jusqu'à avoir l'impression d'être elle-même atteinte d'« alexithymie » (une incapacité à identifier et exprimer ses propres émotions). Cette discordance entre le récit de Cassandre et l'émotion intense qu'il provoque chez l'analyste a été la clé. Elle a permis de comprendre que le corps de Cassandre, lui, criait une souffrance physique bien réelle, liée à un traumatisme que son esprit avait mis sous silence après que son entourage eut qualifié ses douleurs de « psychologiques ».

Cela révèle la thérapie comme une expérience où l'analyste fait un travail sur ses propres ressentis. Comme le décrit la clinicienne, son inconfort initial était une émotion brute. Ce n'est qu'en l'analysant qu'elle l'a transformé en affect compréhensible, un véritable outil qui lui a permis de passer du sentiment d'être « aveuglée » à la perception de la souffrance cachée de sa patiente.

Vous ne pouvez pas penser sans ressentir

Nous avons hérité d'une longue tradition philosophique qui oppose la raison et l'émotion, comme si la seconde était une force irrationnelle venant brouiller la clarté de la première. La psychanalyse, et plus récemment les neurosciences, nous invitent à reconsidérer radicalement cette opposition.

Loin d'être un obstacle à la pensée, l'émotion en serait le carburant indispensable. Le psychanalyste Wilfred Bion a formulé une hypothèse qui a changé notre compréhension de la cognition :

L’affirmation de Bion (1970) selon laquelle on ne pense qu’en présence d’émotions est une hypothèse fondamentale.

Pour Bion, nos expériences brutes – les sensations, les perceptions, les émotions primaires – sont comme des aliments non digérés. Il les appelle les « éléments-bêta ». Seules, elles n'ont pas de sens et ne peuvent être utilisées par notre esprit. C'est une fonction psychique qu'il nomme la « fonction-alpha », originellement assurée par la mère pour son nourrisson, qui permet de « digérer » ces éléments bruts pour les transformer en « éléments-alpha » : les matériaux de nos rêves, de nos souvenirs, et de nos pensées. Sans ce processus de transformation émotionnelle, nous ne pouvons ni apprendre de nos expériences, ni véritablement penser.

Cette vision est aujourd'hui corroborée par les découvertes de neuroscientifiques comme Antonio Damasio. Ses recherches ont démontré le rôle indispensable de la « mémoire émotionnelle » dans notre capacité à prendre des décisions rationnelles. Les patients ayant perdu la capacité de ressentir des émotions suite à des lésions cérébrales deviennent incapables de faire des choix judicieux, même pour les choses les plus simples de la vie quotidienne. Penser n'est pas un acte froid et désincarné ; c'est un processus vibrant, profondément enraciné dans notre capacité à ressentir.

Votre corps ressent ce que votre esprit n'a pas encore compris

La connexion entre le corps (le somatique) et l'esprit (le psychique) est si profonde qu'il est presque impossible de les dissocier. Nos émotions ne sont pas des abstractions flottant dans notre tête ; elles sont viscéralement incarnées. L'écrivain Stefan Zweig a capturé cette idée avec une puissance littéraire remarquable :

Car jamais auparavant et jamais plus depuis lors, je n’ai vu des mains si parlantes, dans lesquelles chaque muscle était comme une bouche et où la passion sortait presque tangiblement par tous ses pores.

Le neuroscientifique Antonio Damasio propose que les émotions sont d'abord des « programmes d'action » qui se déploient dans notre corps. Les battements de cœur qui s'accélèrent, les muscles qui se tendent, la chaleur qui monte aux joues : ce sont les manifestations physiques de l'émotion. C'est seulement ensuite que notre esprit perçoit ces changements corporels et les interprète comme un « sentiment » (ou feeling).

Le cas de Cassandre, évoqué plus tôt, illustre ce principe de manière poignante. Pendant des années, son corps a exprimé par une douleur physique intense un traumatisme que son esprit conscient avait été forcé de taire. Sa famille et ses médecins, en qualifiant sa douleur de « psychologique », ont invalidé le langage de son corps. Ce n'est que lorsque son analyste a reconnu la réalité de son vécu émotionnel que la guérison physique a pu commencer.

Nos corps sont des archives vivantes de nos expériences. Ils retiennent les peurs, les joies et les blessures que notre esprit n'a pas encore les mots pour nommer. Souvent, bien avant que nous ne comprenions consciemment ce qui nous arrive, notre corps, lui, sait déjà.

Parfois, une "fausse" émotion est une compétence sociale essentielle

Dans un monde qui valorise l'authenticité, l'idée de feindre une émotion peut sembler négative, voire manipulatrice. Pourtant, la psychologie nous apprend que toutes les expressions émotionnelles "inauthentiques" ne sont pas à rejeter. Certaines sont même une composante essentielle de l'intelligence sociale.

Le psychologue Leslie Greenberg a introduit le concept d'« émotions instrumentales ». Il s'agit d'émotions que nous exprimons, sans nécessairement les ressentir, dans le but d'influencer notre environnement social et d'atteindre un objectif relationnel.

Prenons un exemple simple et familier : un adolescent reçoit un cadeau décevant de la part de ses grands-parents qu'il adore. Il ressent de la déception, mais exprime de la joie. Est-ce de la malhonnêteté ? Pas vraiment. C'est un acte pro-social visant à préserver la relation et à ne pas blesser des personnes aimées. Il utilise l'expression de la joie comme un outil pour maintenir l'harmonie.

Cela nous montre que la régulation émotionnelle n'est pas seulement l'art de gérer ou de supprimer ce que l'on ressent, mais aussi de maîtriser les codes sociaux. Comme le note Greenberg, « l’art du jeu de rôle social réside dans l’expression instrumentale de la bonne émotion, au bon moment ».

Bien sûr, il y a une différence cruciale entre cette habileté sociale, qui vise à protéger les liens, et un comportement manipulateur qui chercherait à exploiter les autres. Mais cette distinction nous rappelle la complexité de notre vie émotionnelle et le fait qu'une maturité affective implique aussi de savoir naviguer avec finesse dans le monde social.

Apprendre à écouter ses émotions

Ces constats nous invitent à voir nos émotions non pas comme des forces chaotiques à dompter, mais comme des signaux complexes et porteurs de sens, émanant des profondeurs de notre psyché et de notre corps. Elles nous rappellent que les éviter nous emprisonne, que les partager peut être un puissant outil de connexion, qu'elles sont le fondement de notre pensée, que notre corps en est le premier messager, et que même leur expression maîtrisée est une compétence.

En apprenant à écouter nos émotions avec curiosité plutôt qu'avec crainte – y compris les plus inconfortables – nous nous donnons accès à une compréhension plus profonde et plus honnête de nous-mêmes.

SOURCES :

Léandri, M.-L. et Suarez-Labat, H. (dir.) (2022). L'émotion. Presses Universitaires de France. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/puf.leand.2022.01.

Lemaire, P. (2021). Émotion et cognition. De Boeck Supérieur. https://stm-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/emotion-et-cognition--9782807337527?lang=fr.

Philippot, P. (2011). Émotion et psychothérapie. (2e éd.). Mardaga. https://shs-cairn-info.proxybib-pp.cnam.fr/emotion-et-psychotherapie--9782804700720?lang=fr.