Ce que notre peur de la mort révèle de nous

11/8/20256 min read

La mort est le grand sujet que nous passons notre vie à éviter. Nous organisons nos journées, nos carrières et nos conversations pour maintenir à distance la pensée de notre propre finitude. Le psychanalyste Sigmund Freud l'avait déjà observé : au fond de notre inconscient, chacun de nous est persuadé de sa propre immortalité. Nous vivons comme si la fin n'était qu'une réalité lointaine, qui ne concerne que les autres.

Pourtant, cette peur universelle n'est pas qu'une simple angoisse. Elle est un moteur psychologique qui façonne nos valeurs, nos relations et même la structure de nos sociétés. Loin d'être une faiblesse, notre rapport à la mort est une clé de lecture pour comprendre qui nous sommes.

Notre besoin d'avoir raison est une défense contre la mort.

Avez-vous déjà remarqué avec quelle ferveur nous défendons nos opinions, nos valeurs culturelles ou notre appartenance nationale ? Selon la Théorie du Management par la Terreur (TMT), en psychologie existentielle, ce besoin de validation n'est pas anodin. Il s'agit d'un mécanisme de défense contre notre angoisse la plus profonde : celle de la mort. Ainsi, la prochaine fois que vous ressentirez une montée de ferveur en défendant votre équipe favorite ou vos convictions politiques, sachez que vous ne défendez pas seulement une idée, mais que vous érigez aussi, inconsciemment, une forteresse symbolique contre le néant.

L'idée centrale de la TMT est que la conscience de notre propre mortalité crée une terreur existentielle paralysante. Pour la gérer, nous nous accrochons à des systèmes de croyances (culture, religion, nationalisme) qui donnent un sens à notre vie et nous promettent une forme de pérennité symbolique. Ce phénomène s'observe à grande échelle après des tragédies collectives, comme les attentats, où le besoin de s'unir autour de valeurs nationales ou de slogans partagés devient une manière de gérer la terreur existentielle collective. En adoptant et en défendant les valeurs de notre culture, nous nous sentons comme une personne de valeur dans un monde qui a du sens. Cette estime de soi agit comme un bouclier psychologique, apaisant la peur de n'être qu'un être éphémère dans un univers absurde.

Des études expérimentales ont illustré ce phénomène. Dans l'une des plus célèbres, des juges ont été invités à réfléchir à leur propre mort avant de fixer la caution pour une prostituée présumée. Le résultat fut sans appel : les juges ayant été confrontés à leur finitude ont fixé une caution significativement plus élevée que ceux du groupe contrôle. En rendant la mort saillante, l'expérience a activé leur besoin de défendre agressivement leurs valeurs morales, punissant plus sévèrement celle qui les transgressait.

Dit plus simplement, nous avons une peur bleue de mourir et nous passons une partie de notre temps à tout faire pour éviter d’y penser, et à la remplacer par des croyances, valeurs et idéologies pouvant influencer nos attitudes et nos pensées.

Alors que la plupart d'entre nous maintiennent cette terreur à distance par des croyances abstraites, certains professionnels doivent y faire face quotidiennement dans sa forme la plus brute et physique. Dans l'environnement à haut risque d'un service de réanimation, les défenses psychologiques deviennent bien plus immédiates et paradoxales.

Dans l'urgence, la mort peut susciter une forme d'excitation intense.

Dans les services de réanimation, là où la frontière entre la vie et la mort est la plus ténue, les soignants font l'expérience d'un paradoxe psychologique déroutant. Ils oscillent constamment entre un sentiment de toute-puissance, lorsqu'ils tentent de sauver une vie contre toute attente, et une impuissance écrasante face à l'échec inévitable.

De manière contre-intuitive, c'est au cœur de l'urgence que peut naître une forme d'« excitation intense ». Une infirmière, Gwen, témoigne de « l’activité, l’effervescence extrême » et de « l'adrénaline » ressenties lors d'une réanimation. Cet état n'est pas le signe d'une fascination morbide, mais une réponse psychologique complexe à une situation extrême. L'action effrénée permet de se protéger de l'angoisse de la mort, tandis que le pouvoir de potentiellement « rendre la vie » procure une forme de satisfaction pulsionnelle intense — une satisfaction primaire et quasi-instinctive liée à l'exercice d'un pouvoir immense sur la frontière même entre la vie et la mort.

Ce paradoxe est cependant lourd de conséquences. Après l'urgence, la culpabilité prend souvent le relais. Les soignants peuvent avoir le sentiment d'être « maltraitants » en pratiquant des gestes invasifs et parfois brutaux sur des corps extrêmement affaiblis, au point de sentir des côtes se briser sous leurs mains lors d'un massage cardiaque. Cette ambivalence émotionnelle profonde, entre l'excitation de l'action et la culpabilité de ses conséquences, est au cœur du vécu des professionnels qui côtoient la mort au quotidien.

Une demande de mort est rarement une question, mais plutôt un appel.

Lorsqu'une personne en fin de vie exprime le souhait de mourir, la tentation est grande de prendre ses mots au sens littéral. Cependant, les analyses psychologiques nous invitent à une écoute plus profonde, qui distingue l'énoncé (le contenu des mots, « Je veux la mort ») de l'énonciation (l'acte même de parler pour interpeller quelqu'un). Cet acte de parole est, en soi, un appel désespéré à la relation.

La demande de mort peut être comprise comme un « rébus ». L'image visible — la mort — est le contenu manifeste qui cache un contenu latent bien plus complexe : des douleurs physiques et psychiques indicibles, un sentiment de déchéance, une solitude écrasante ou des failles profondes. Répondre à cette demande ne consiste pas à accéder à la requête, mais à entendre l'appel qui se dissimule derrière les mots. C'est un cri pour que quelqu'un reconnaisse et donne un sens à une souffrance devenue insupportable.

C’est en accédant à ce besoin fondamental de narration, que le philosophe Paul Ricœur identifiait, que l’on déchiffre véritablement le rébus. En aidant la personne à mettre en récit sa souffrance, on répond à son appel, on donne forme à l'indicible et on apaise l'angoisse qui l'étouffe.

L'idéal de la « belle mort » est devenu une source de souffrance.

Notre société moderne a développé un idéal de la « belle mort » : une fin de vie apaisée, contrôlée, sans douleur, où la personne reste digne, consciente et entourée jusqu'au dernier souffle. Partant d'une intention louable, cet idéal est pourtant qualifié d'« utopie » par les experts et les soignants. En créant une attente irréaliste, il est devenu une source majeure de souffrance.

Pour les soignants, cet idéal génère une pression normative écrasante. Leur souffrance ne vient pas seulement de l'échec à orchestrer une fin parfaite, mais de la tension constante et de la vigilance épuisante nécessaires pour lutter contre la réalité chaotique du mourir. Chaque imprévu, chaque déviation de ce scénario parfait est vécue non comme une fatalité, mais comme une faillite personnelle et professionnelle. Cet effort constant pour conjurer les « menaces » à la belle mort engendre un sentiment d'échec, de la honte et de la culpabilité, contribuant à l'épuisement.

Cette pression conduit à ce que certains experts nomment un « idéal de soin survalorisé ». Dans ce cadre, la mission n'est plus seulement de soigner, mais de garantir une expérience de mort parfaite. La réalité clinique, souvent imprévisible, se heurte violemment à cette exigence, laissant les professionnels démunis et en souffrance face à une réalité qu'ils ne peuvent maîtriser.

Notre rapport à la mort est bien plus qu'une simple peur. C'est un tissu complexe de défenses psychologiques abstraites, de paradoxes émotionnels vécus dans l'urgence, d'appels individuels cachés dans la souffrance et d'idéaux culturels qui sculptent notre existence de manière invisible. Il influence notre besoin de croire, nos réactions face à l'extrême, notre façon d'écouter et même les pressions que nous nous imposons face à l'inévitable. En comprenant ces mécanismes, ne pourrions-nous pas aborder la vie et sa fin inévitable avec un peu plus de conscience, d'honnêteté et de compassion envers nous-mêmes et envers les autres ?

SOURCES :

Arciszewski, T. et Bonetto, É. (2025). Chapitre 17. La mort vous va si bien ! Dans É. Bonetto et T. Arciszewski Les 20 petites histoires des grandes théories de la psychologie sociale (p. 181-191). Dunod. https://doi-org.proxybib-pp.cnam.fr/10.3917/dunod.bonet.2025.01.0181.

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